— C’est vous qui lisez cela ?
Carrol eut une moue de ses ravissantes lèvres.
— M. Shirak l’a acheté. Je le regarde.
Elle était vraiment trop près. Leurs lèvres se touchèrent et elle noua ses bras autour du cou de Malko. Carrol embrassait comme dans les films avec une science un peu trop contrôlée.
Le buste écrasé par la machine, Malko se dégagea le premier et ses yeux retombèrent sur le journal. Quelque chose le faisait tiquer. La jupe de Carrol avait encore remonté, découvrant un slip noir. Gene Shirak devait avoir du mal à se concentrer avec une secrétaire pareille.
Soudain, il réalisa : le journal avait encore toutes ses pliures…
Carrol s’était levée et le regardait.
— Je suis ravi de ce que j’ai trouvé ici, dit-il. À bientôt.
— Bientôt, c’est quand ? dit Carrol. Vous pouvez me prendre à quatre heures.
Au propre et au figuré.
— J’essaierai, promit Malko, avant de disparaître.
En bas de l’immeuble, Malko trouva un jeune homme chevelu vendant le Free Press à l’arrêt de l’autobus. Cela lui coûta une dîme[18]. Il s’assit sur un banc et se plongea dans la page des petites annonces. Après avoir tout épluché, il n’en restait qu’une pouvant étayer l’hypothèse qu’il avait eue soudainement dans le bureau de Gene Shirak : dans la colonne « lost » réservée d’habitude aux parents cherchant à récupérer des « hippies ».
« Please contact your Dad, corner of Wilshire and Canon Phone booth 3-4 PM. »
Il bénit le tempérament brûlant de Carrol. Il y avait une cabine téléphonique un peu plus bas, au coin de Larrabee, Malko s’y précipita et appela Albert Mann.
Une camionnette des Pacific Téléphones était arrêtée sur Wilshire Boulevard, cent mètres avant l’intersection de Canon Drive. L’intérieur était un véritable laboratoire ambulant du FBI. Dans une des antennes sortant du toit, était dissimulé un micro directionnel pouvant saisir la voix d’un homme à cent mètres.
Un autre micro était placé dans la cabine téléphonique. Dans le parking du « Food Giant » qui faisait le coin, deux voitures radio du FBI étaient prêtes à intervenir. Trois autres véhicules dont deux conduits par des femmes croisaient dans les alentours, afin de parer à toute éventualité.
Deux pièces de l’immeuble faisant face à la cabine avaient été réquisitionnées en une heure. Derrière une des fenêtres, il y avait une caméra couleur, une noir et blanc, un Hasselblad avec un téléobjectif de 1 000.
La police de Beverly Hills avait l’ordre de n’intervenir sous aucun prétexte. Vingt-cinq agents du FBI avaient été mobilisés pour l’opération, dont six femmes. Un hélicoptère était prévu également pour le cas où les voitures perdraient la trace de Gene Shirak.
Malko se trouvait dans une Ford crème, dans le parking. Il espérait de tout son cœur que le gigantesque dispositif n’allait pas uniquement servir à capturer un hippie barbu.
Il était trois heures dix. L’important dispositif mis en place avait beau être invisible, on risquait toujours l’imprévisible pépin.
— Le voilà, annonça soudain la radio de bord. Il arrive par l’est sur Wilshire. Roule lentement.
Presque aussitôt, la Lincoln Mark III apparut au coin de Canon. Elle stoppa à quelques mètres de la cabine, devant la camionnette des « Pacific Téléphones ». Gene Shirak ne sortit pas. Mais, la glace électrique s’abaissa.
Malko retenait son souffle. Il avait eu raison !
Soudain, Gene Shirak sortit de la voiture et entra dans la cabine téléphonique. Le téléphone sonnait. La communication dura moins d’une minute. Sans se presser, Gene Shirak remonta et démarra. Aussitôt, une Oldsmobile sortit du parking, conduite par une femme en bigoudis : une agente du FBI.
Gene Shirak descendait Wilshire Boulevard sans se presser. Tout autour de lui, l’air grouillait de messages radio. L’ensemble du dispositif se déplaçait vers le sud avec lui.
— Il finira bien par rencontrer quelqu’un, dit Albert Mann qui conduisait la voiture de Malko. Son correspondant avait repéré la cabine à l’avance et pris le numéro. Classique. Il lui a donné un second rendez-vous. Il est quelque part, essayant de vérifier s’il n’est pas suivi.
La radio grésilla :
— …descend sur le Santa Monica Freeway. Passons voiture 7, je répète, voiture 7. Santa Monica Freeway, west. Vitesse cinquante-cinq miles. Over.
Le chauffeur accéléra.
— Nous allons rattraper le Freeway plus bas, avertit Albert Mann. C’est beaucoup plus facile de ne pas s’y faire remarquer.
Pendant dix minutes, la radio se tut. Dans la voiture les deux hommes étaient silencieux. La radio annonça de nouveau :
— Il a tourné à droite, dans la 3e Rue, très lentement. Semble chercher quelque chose.
Eux dévalaient le Freeway à quatre-vingt-dix miles à l’heure.
— Il s’arrête. Allume une cigarette, regarde sa montre, annonça la radio.
Malko respira. Avec un peu de chance, ils arriveraient à temps. Albert Mann sourit :
— L’endroit est relativement facile à surveiller puisque, à l’ouest, il y a la mer. Tout est bloqué dans un rayon d’un mille.
— Shirak est arrêté à dix mètres d’une cabine téléphonique, grésilla la radio.
La Ford crème jaillit de la courbe de Freeway et s’engagea dans la 3e Rue à son tour. C’était un quartier pauvre, presque entièrement habité par les Noirs, avec de vieilles maisons de bois, style « Californie 1930 ». Beaucoup d’entre elles étaient fermées, abandonnées, avec sur les minuscules pelouses, un écriteau : « À vendre. »
La 3e Rue courait parallèlement à la côte. La Lincoln de Gene Shirak était arrêtée près de l’embranchement menant au Pacific Océan Park, sorte de Luna-Park bâti sur pilotis, surplombant l’eau.
— Impossible de s’approcher plus près, avertit Albert Mann. Il pourrait nous apercevoir dans le rétroviseur. Et je crois que la chasse ne fait que commencer…
Ils se garèrent sur le trottoir opposé à celui de Shirak et attendirent.
Malko ne tenait pas en place. Sûr que Shirak avait rendez-vous avec l’assassin de Jill, il essayait de se persuader que rien ne pouvait arriver avec le dispositif mis en place par le FBI.
À cinq cents mètres de là, Erain attendait en buvant un Seven-up. Il n’y avait que quatre ou cinq clients dans la minable cafétéria.
Jusque-là, tout avait marché comme prévu. Gene Shirak ne se doutait de rien. C’était mieux ainsi. Erain Bulgra n’était pas cruelle. Elle avait souffert moralement de tuer Jill aussi sauvagement. Mais, prise par le temps, elle n’avait pas trouvé dans la maison d’autre instrument susceptible de lui servir.
Elle regarda sa montre. Gene Shirak avait largement eu le temps d’arriver. Mais elle se força à attendre encore cinq minutes. Excellent exercice pour les nerfs.
Gene Shirak fumait nerveusement. Le meurtre de Jill Rickbell était de trop. Il l’avait accepté parce qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Il avait peur. Que voulait encore lui demander Erain ? Elle avait convenu de ne plus le contacter que par l’intermédiaire du Free Press. Plus sûr que le téléphone.
À chaque minute, il s’attendait à voir débarquer le FBI ou la police. Il passait son temps à lire les journaux, cherchant à deviner entre les lignes ce que la police ne voulait pas dire. Les journaux concluaient à un crime de maniaque sexuel ou de rôdeur. Le malheureux Seymour avait passé les heures les plus désagréables de sa vie à expliquer pourquoi il avait loué une maison sous un faux nom.