Ce dernier se releva avec peine. Des élancements douloureux lui brûlaient la poitrine. Depuis ses blessures de Hong-kong et de Bangkok, il n’était plus d’attaque pour ce genre de sport.
Un voile noir passa devant ses yeux et il dut s’appuyer à la table. Ses deux mains saignaient, coupées par les débris de verre.
La tête de Gene Shirak surgissait, hallucinante, au niveau du plancher. Il se sentait lentement attiré vers le vide en dessous de lui. Il n’aurait jamais cru que son bras puisse lui faire autant de mal. Le mouchoir était tombé et le sang dégoulinait librement le long de son poignet. Inexorablement, sa prise se relâchait.
Le hurlement d’une sirène de police monta jusqu’à eux. Les coups de feu n’étaient pas passés inaperçus. Malko s’accroupit sur la moquette en face du producteur. Gene Shirak le regardait, implorant. Malko se pencha pour lui saisir le poignet gauche et se rendit compte qu’il n’aurait jamais la force de le remonter tout seul.
— Tenez-bon, dit-il, si vous le pouvez.
Le producteur ouvrit la bouche pour une ultime supplication, Malko vit ses phalanges blanchir. Il était à bout de force. En lui-même Malko pensa que c’était le jugement de Dieu.
Gene Shirak disparut, avalé par le vide, au moment où un patrolman surgissait dans le bureau, pistolet au poing.
Chapitre XIX
Erain, pour la première fois de sa vie, avait à prendre des décisions toute seule. En allant chercher Gene Shirak à son bureau, elle s’était heurtée à un rassemblement de badauds entourant une forme étendue sur le trottoir, dissimulée par un imperméable blanc. Se mêlant à la foule, elle avait appris la vérité : le célèbre producteur Gene Shirak s’était suicidé en se jetant par la fenêtre de son bureau… On se montrait les éclats de glace dans Hammond Street.
La Hongroise s’éloigna. Ainsi, Gene Shirak était mort. La nouvelle, en elle-même, ne lui causait ni joie ni peine, mais lui posait un important problème. La solution « correcte » était d’attendre et de replonger dans la clandestinité. Mais elle pouvait aussi continuer la mission, ou plutôt l’achever. Ce qui épargnerait à ses chefs d’en remettre une sur pied.
Au parking du Hambourger Hamlet, elle réfléchissait. La présence physique de Gene Shirak n’était plus absolument nécessaire, elle possédait tous les éléments du problème. Sauf un : le Navajo.
Tout le problème consistait maintenant à récupérer ce dernier.
En douceur. Car il n’était pas question de l’embarquer de force.
Erain sortit du parking et tourna à droite dans Sunset. Elle avait dix minutes pour mettre son plan au point.
Elle arrêta sa Falcon sous le porche de la villa blanche le Gene Shirak. Sagement, elle sonna et attendit. À cette heure-là, il ne devait y avoir que Martha, la bonne noire. Ce n’est certainement pas elle qui s’opposerait à Erain.
La porte s’ouvrit brusquement sur Joyce Shirak. Son visage mince et brun semblait s’être ratatiné, les cheveux noirs tirés en arrière la durcissaient.
Cinq minutes plus tôt, elle venait d’apprendre la mort de son mari. Son regard traversa Erain sans la voir et elle demanda, prête à refermer la porte :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Erain se força à sourire :
— Je viens de la part de M. Shirak. Je travaille avec lui et il m’a demandé de passer prendre votre domestique Navajo, car il n’avait pas le temps lui-même.
Joyce Shirak crut avoir mal entendu.
— Pardon ?
La Hongroise répéta sa petite histoire. La présence de Joyce compliquait un peu les choses.
« Gene est mort depuis deux heures, pensa Joyce. Qui est cette femme et que veut-elle ? » Résistant à l’envie de lui claquer la porte au nez, elle résolut d’en avoir le cœur net. Un calme olympien l’avait brusquement envahie.
— Vous arrivez du bureau, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Gene est encore en retard ?
Détendue, Erain sourit :
— Oui, comme d’habitude, M. Shirak veut toujours faire trop de choses.
Joyce lui rendit son sourire et ouvrit la porte toute grande, pour la laisser entrer. Elle dévisagea Erain avec attention. Ainsi, c’était elle la femme mystérieuse qui avait ruiné leur vie, qui était responsable de la mort de Gene. Elle s’était toujours douté qu’il y avait un mystère dans la vie de son mari.
— Asseyez-vous, dit Joyce. Je vais chercher Harrisson.
Elle disparut, laissant Erain debout dans le living. Arrivée dans la cuisine, Joyce se tordit les mains de rage et de haine.
Il fallait prévenir la police. L’homme blond lui avait dit que Gene était mêlé à une histoire intéressant la sécurité du pays. Le FBI serait sûrement heureux de faire parler cette inconnue.
Seulement, Joyce ignorait le numéro du FBI… Elle décrocha le téléphone mural et appuya sur le « 0 ».
— Je voudrais le numéro du FBI à Los Angeles, demanda-t-elle à l’opératrice. C’est urgent.
Erain était nerveuse. Elle ne s’attendait pas à ce que Joyce soit là. L’épaisse moquette étouffant le bruit de ses pas, elle se dirigea vers la porte où Joyce avait disparu. Descendant trois marches, elle se trouva dans la salle à manger. La porte du fond était restée entrouverte. Erain s’approcha et écouta.
N’importe quel bureau du FBI, cria Joyce, je m’en fous.
Sans réfléchir, Erain fonça. La salle à manger donnait en plein dans la cuisine. Joyce se retourna, lâcha le récepteur, saisit un pic à glace qui traînait sur la table de bois et fit face à la Hongroise.
Tenant l’arme à deux mains, elle fonça sur son adversaire, ivre de haine, espérant le clouer au mur de la cuisine. Mais Erain était beaucoup plus souple qu’elle. Évitant la pointe acérée, elle saisit les poignets de Joyce et les frappa sur le rebord de la table, les dents serrées, sans rien dire.
Au troisième coup, Joyce lâcha le pic à glace avec un cri de douleur. Erain l’attrapa presque avant qu’il ait touché le sol.
Joyce hurla, folle de terreur.
— Au secours !
Effrayé, le caniche blanc de Joyce s’enfuit.
Accompagnant le mouvement de tout son corps, Erain enfonça le long pic à glace dans l’estomac de Joyce, jusqu’à la garde.
Joyce regarda avec incrédulité le manche de bois qui sortait de son corps ; elle n’avait pas encore mal. Puis une onde de douleur irradia dans son ventre. Elle saisit le manche, comme pour le retirer, mais ses deux mains se crispèrent dessus et elle se plia en deux.
Puis elle glissa sur le carrelage, sans avoir dit un mot. Erain hésita. Joyce semblait mortellement touchée et le plus urgent était de trouver le Navajo. Abandonnant la mourante, elle se mit à la recherche de l’Indien, après avoir fermé la porte de la cuisine. Joyce n’était plus qu’un petit tas silencieux, agité de tressaillements.
Harrisson taillait des rosiers derrière le bungalow qui servait de bureau à Gene Shirak. Il était trop loin pour avoir entendu les cris de Joyce.
Il ne fut pas surpris de voir Erain avancer vers lui. Il cessa seulement de tailler ses rosiers et la regarda.
Elle souriait :
— M. Shirak m’a demandé de venir vous chercher, dit-elle. Je suis sa secrétaire. Il veut vous emmener en promenade. Jusqu’en Arizona.
Les yeux de l’Indien brillèrent. C’est là que se trouvaient les terres de sa tribu.
— Je viens, dit-il.
Il alla dans sa chambre et réapparut avec un T-shirt immaculé et un petit sac de toile. Erain lui fit signe de la précéder : cela se passait encore plus facilement qu’elle ne l’avait pensé. Et le fait que Joyce soit morte était finalement une bonne chose. Ainsi, elle ne laissait aucun témoin.