Harrisson ne demanda pas où était Mme Shirak. Erain et lui traversèrent le living et la Hongroise lui ouvrit la porte.
Docilement, l’Indien monta dans sa voiture. Au moment où Erain allait monter dans la voiture, elle entendit un grand bruit venant de la cuisine : Joyce n’était pas tout à fait morte. La Hongroise fronça les sourcils.
— J’ai oublié quelque chose, dit-elle à Harrisson. Attendez-moi.
Heureusement, la porte n’était pas fermée à clef.
Joyce avait réussi à se mettre debout. Le manche du pic à glace sortait toujours de son estomac comme une excroissance obscène. D’une main, elle le tenait et de l’autre, tentait de composer un numéro de téléphone.
Ses yeux étaient glauques et une bave sanglante coulait de la commissure de ses lèvres. Lorsqu’elle aperçut Erain, elle gémit, lâcha le téléphone et se tassa contre le mur.
Avec des gestes patients, comme avec un enfant qui a fait une bêtise, Erain raccrocha le téléphone mural. Tranquillement, elle prit un couteau à découper électrique sur la table et s’approcha de la mourante. Celle-ci eut un faible geste de défense que la Hongroise esquiva facilement. Une tache de sang très rouge s’élargissait sur le carrelage. Joyce n’en avait plus pour longtemps.
Encore trop pour Erain. Impossible de prendre le risque de laisser Joyce vivante derrière elle. Pas maintenant qu’elle avait le Navajo vivant dans sa voiture.
Sans méchanceté, elle saisit la femme de Gene Shirak par ses longs cheveux noirs, après avoir ramassé le couteau à découper. Elle avait une expression dégoûtée, comme si elle reprochait à sa victime de la forcer à commettre un acte aussi déplaisant.
Erain tira la tête de Joyce en arrière et appuya fortement la lame sur le cou blanc. Elle avait suivi jadis un entraînement extrêmement efficace la préparant à ce genre de circonstances. Avec son corps, elle bloquait Joyce contre le mur.
Joyce se débattit, gémit et vomit un peu de sang. Ses yeux hagards fixaient Erain avec horreur. La Hongroise détourna la tête et se concentra sur sa tâche. D’un geste décidé, elle appuya sur le bouton déclenchant la lame du couteau.
Il n’y eut aucune vibration. Il était cassé. Soudain, Joyce se fit toute molle et s’effondra. Erain réfléchit rapidement, elle ne pouvait pas laisser indéfiniment le Navajo dans la voiture.
Elle prit Joyce sous les aisselles et la tira jusqu’à la piscine. Quand le corps fut parallèle au rebord de marbre, Erain la poussa dans l’eau d’un coup de pied.
Joyce demeura entre deux eaux, la tête enfoncée dans le liquide, les bras écartés du corps, complètement inerte.
Satisfaite, Erain courut jusqu’à la porte d’entrée, la claqua et monta en voiture.
— Nous pouvons partir maintenant, dit-elle gaiement au Navajo. Tout est en ordre.
Erain descendit Beverly Drive jusqu’au Wilshire Boulevard et tourna à droite. L’agent du FBI qui surveillait la maison de Gene Shirak ne broncha pas. Il avait l’ordre de ne s’intéresser qu’au producteur. À côté de la Hongroise, le Navajo jouait avec une minuscule araignée venimeuse au ventre rouge. Il était mithridatisé.
Carrol attaqua gaillardement sa dix-septième crise de nerfs, consolée avec une application digne d’éloges par un gros patrolman qui hésitait encore à employer le bouche à bouche. Chaque fois que la secrétaire de Gene Shirak regardait le bureau dévasté, elle poussait un cri perçant et plongeait en pleine hystérie.
Les policiers avaient tendu une grosse corde, pour éviter tout accident, mais la table renversée était toujours là, ainsi que les traces de balles. Pièces à conviction, le revolver de Malko et le « Cobra » du producteur étaient posés sur le bureau.
Une foule de policiers en civil et en uniforme entraient et sortaient sans arrêt, téléphonaient et tentaient surtout de refouler le groupe compact des journalistes. Ceux-ci avaient installé leur quartier général dans les bureaux, en face de celui de Gene. Ce n’était pas tous les jours qu’un producteur riche et connu sautait par la fenêtre après une bataille rangée à coups de revolver.
L’envoyé spécial du Los Angeles Time fit passer une note à Carrol offrant 5 000 dollars pour son récit complet. Du coup, elle interrompit sa crise de nerfs et se mit séance tenante à sa machine.
Albert Mann et Malko conféraient avec les gens du FBI dans le bureau de l’assistant de Gene Shirak. Malko terminait :
— Gene Shirak est mort, conclut-il, mais nous ne savons toujours pas qui était derrière lui. Il dansait mais ce n’était pas lui qui avait écrit la musique. La seule personne qui connaît la vérité est Joyce Shirak, mais elle ne parlera que si elle récupère l’argent de son mari.
Il prit la serviette noire percée d’une balle, la mit sur la table et l’ouvrit. Les quatre hommes se penchèrent et il y eut un silence respectueux. On peut appartenir au FBI et savoir reconnaître les vraies valeurs.
— Qu’est-ce que c’est que cet argent ? demanda, soupçonneux, Jack Thomas, le patron du FBI.
— Il appartient à Gene Shirak, expliqua Malko. Il avait réalisé ses actions avant de s’enfuir. Cet argent représente le seul moyen de convaincre Joyce Shirak de me dire la vérité sur son mari. Et donc de nous mener à ceux qui faisaient chanter Gene Shirak. Laissez-moi aller le lui porter.
Il y eut un silence gêné.
— Ce n’est pas régulier du tout, dit Jack Thomas en mettant la main sur la serviette. Cet argent doit être confisqué.
Malko haussa les épaules. La candeur américaine était parfois exaspérante :
— Pendant ce temps, un réseau ennemi agit à sa guise, dit-il. C’est plus important que quelques milliers de dollars de taxes.
L’homme du FBI le regarda comme s’il avait blasphémé. Tricher avec les impôts, aux USA, est beaucoup plus grave que de tuer le président. Cette dernière activité, comme toute la politique, ayant un caractère honorable. Mais Albert Mann ne l’entendait pas de cette oreille. Il saisit la serviette et la poussa fermement vers Malko :
— J’en prends la responsabilité, déclara-t-il. Le prince Malko a raison. Cette mission prime tout. Allez-y, SAS, et tâchez de sortir quelque chose de cette bonne femme…
Les gens du FBI étaient outrés :
— On pourrait au moins compter l’argent, suggéra le plus acharné à faire rentrer les impôts.
— Je n’ai pas l’intention d’aller refaire ma vie au Brésil, fit Malko assez froid. Si vous n’avez pas confiance en moi, vous pouvez m’accompagner.
Albert Mann tendit la sacoche à Malko.
— Ne lui en voulez pas, dit-il. Il est de New York. Là-bas, ils tueraient leur grand-mère pour une dime.
L’agent du FBI eut un sourire pincé. Il n’appréciait pas du tout. Mais il ne dit rien lorsque Malko sortit de la pièce avec la sacoche. Pourtant dès que ce dernier eut tourné le dos, il éclata :
— Vous êtes complètement fou, éructa-t-il à l’adresse d’Albert Mann. Qu’est-ce qui l’empêchera d’aller à l’aéroport et de prendre le premier avion pour n’importe où. Il y a au moins 300 000 dollars là-dedans.
— 350 000, précisa suavement Albert Mann. Mais les ancêtres de SAS vivaient déjà dans un château alors que les vôtres grimpaient encore aux arbres.
Il priait pour que Malko réussisse. Sinon, ils allaient avoir à passer au peigne fin une agglomération de huit millions d’habitants. Même avec des computers, cela risquait de prendre du temps.
Malko, la sacoche à la main, sonnait depuis cinq bonnes minutes. Le carillon à deux tons retentissait bien, mais personne ne venait. Tout à coup, il entendit le hurlement sinistre d’un chien et se souvint du caniche de Joyce.