— Vos amis sont idiots, annonça-t-elle. Ils menacent de nous abattre si nous ne faisons pas demi-tour…
Malko se dressa sur son siège. Il fallait désarmer la Hongroise.
— Assis, aboya Erain, ou je vous colle une balle dans le ventre.
Malko se rassit lentement. Elle ne prenait aucun risque. Erain continua :
— Inutile de vous dire que nous continuons. Ils bluffent. D’ailleurs dans un quart d’heure, nous serons à La Havane.
— Vous avez tort, dit Malko. Ils ne bluffent pas.
Un cercle blanc apparut autour de la bouche de la Hongroise :
— Eh bien, nous sauterons tous ensemble.
Un sanglot strident éclata à l’avant. Sue se tordait les mains, en proie à une violente crise de nerfs. Elle hurla :
— Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir !
— Taisez-vous, fit durement Erain, ou vous allez mourir tout de suite.
Terrorisée, Sue se tut et ravala ses sanglots. Joe Makenna contemplait Erain paisiblement, comme si elle avait fait une conférence.
Un silence de mort régnait dans la cabine. Erain revint vers l’avant.
Les chasseurs effectuaient un ballet gracieux autour du Learjet. Soudain, de petits panaches de fumée apparurent sous leurs ailes. Ils essayaient leurs armes de bord. Malko se dressa. Erain leva son arme.
— Ils vont nous abattre. Laissez le pilote faire demi-tour. Cela ne vous sert à rien de mourir…
— Vous avez peur ? coupa Erain, haineuse. Si vous avancez d’un centimètre, je vous tire une balle dans le ventre. Et on ne vous soignera pas beaucoup à Cuba…
Malko n’insista pas. Ils étaient condamnés. Il savait que, dans certains cas, la CIA ne faisait pas de cadeau Bernon Mitchell, le mathématicien, en avait su quelque chose[21]. Désespérément, il chercha un moyen d’échapper à la mort.
À côté de lui, Patricia murmurait en dodelinant de la tête. Elle regarda Erain comme si elle ne l’avait jamais vue.
— Qu’est-ce qu’elle fait là ? grommela-t-elle. Brusquement une idée traversa le cerveau de Malko.
C’était monstrueux et cruel et il la repoussa aussitôt. Mais les secondes passaient sans apporter de solution. Il était persuadé que les chasseurs ne bluffaient pas. C’était quatorze vies qui étaient en jeu, sans compter la sienne. Patricia était désormais son ultime chance.
Il fit le vide dans son cerveau et s’entendit demander.
— Pourquoi n’allez-vous pas lui dire ce que vous pensez d’elle ?
La jeune femme fixa sur lui ses pupilles dilatées et dit lentement :
— Tiens, c’est une bonne idée !
Malko ferma les yeux une seconde. Il envoyait Patricia à la mort. Mais c’était la seule solution. Erain se méfiait trop de lui : elle ne le laisserait jamais approcher assez pour tenter une manœuvre efficace. Avec Patricia, il y avait une petite chance pour que Malko puisse maîtriser Erain, à la faveur de la bagarre.
Il se faisait peur. La CIA déteignait sur lui. C’était la solution correcte, celle qu’un ordinateur aurait donnée au problème. Personne ne lui reprocherait jamais cette décision, au contraire. Mais il ne pourrait jamais oublier non plus. C’était un petit morceau de lui qui s’en allait. Il haïssait ce métier qui le mettait dans une telle situation.
Ses yeux avaient complètement viré au vert. Patricia parlait toute seule.
— Qu’est-ce que vous attendez ? fit-il brutalement. Elle sursauta.
— Quoi ?
— Donnez-lui une bonne leçon. Elle vous déteste. Elle m’a dit que vous étiez affreuse.
— Elle a dit cela ! siffla Patricia.
Malko sentit une boule monter dans sa gorge. Il vit par les hublots les chasseurs dégager gracieusement : ils prenaient du champ pour attaquer.
— Elle m’a dit que vous étiez une putain, continua-t-il. Patricia fit entendre un bruit curieux, comme un chuintement. L’alcool la rendait férocement agressive.
— Je vais lui arracher les yeux, à cette salope ! Elle se leva d’un coup.
— Salope, menteuse ! hurla-t-elle à l’adresse d’Erain.
— Assise, cria Erain.
Elle brandit le pistolet. Patricia fit un pas en avant et s’arrêta, indécise. Sa colère venait de tomber. Elle se retourna vers Malko et tout lui revint d’un coup.
Alors elle marcha calmement vers la Hongroise, ses longues mains en avant, comme une somnambule.
Erain leva le pistolet. Malko vit le trou noir du canon et demanda mentalement pardon à Patricia. La vie était horrible.
— Assise tout de suite ! répéta la Hongroise.
Cette fois, elle avait peur. Malko le sentit au ton de sa voix. Il se dégagea tout doucement de son fauteuil, prenant bien soin de rester caché par Patricia.
Celle-ci n’était plus qu’à un mètre d’Erain. Elle ne voyait pas le pistolet braqué sur elle. Juste la tête grimaçante de la Hongroise. Celle-ci eut un rictus haineux.
— Filez à votre place ou je tire.
L’arme s’abaissa, visant le ventre de Patricia. Malko glissa de son siège et s’accroupit dans le couloir. Erain ne pouvait le voir.
L’explosion du coup de feu fit trembler la cabine. Rejetée en arrière, Patricia s’accrocha au dossier d’un siège, mais ne tomba pas ; la balle l’avait frappée à l’épaule droite. Les lèvres épaisses d’Erain n’étaient plus qu’un trait mince. Le doigt sur la détente, elle attendait.
— Foutez le camp, répéta-t-elle.
Patricia ne sentait pas encore la douleur, mais sa rage était décuplée. Réunissant toutes ses forces, elle sauta soudainement sur Erain, la saisissant à la gorge.
Ensuite tout se passa très vite. Surprise, Erain recula jusque dans le cockpit. Le sang coulait le long du torse de Patricia, mais, anesthésiée par la drogue et l’alcool, elle ne sentait ni la douleur, ni la peur. Son visage collé à celui d’Erain, elle commença à étrangler lentement la Hongroise, en marmonnant des injures.
Erain eut une seconde de panique : la folie fait toujours peur. Puis elle appuya le canon du lourd automatique sur le ventre de Patricia et tira, le bout de son canon enfoncé dans la chair de la jeune femme. À chaque détonation, le corps de Patricia était agité d’un horrible tressautement, mais elle ne lâchait pas prise. Comme les guerriers Balubas au Congo, qui continuaient à courir alors qu’ils étaient déjà morts.
Apercevant Malko qui fonçait, Erain voulut se débarrasser du corps de Patricia accroché à elle ; les mains de la jeune femme lui serraient encore faiblement le cou. Mais c’était trop tard.
Patricia tomba d’un coup en arrière, entraînant en partie Erain dans sa chute. Celle-ci se trouva nez à nez avec Malko. Elle n’eut pas le temps de dégager son arme. Malko tordait déjà le bras de la Hongroise : ils luttèrent quelques secondes férocement. Erain le mordit au bras, donnant des coups de pied, des coups de genou.
Enfin le pistolet tomba à terre.
Malko plongea et le ramassa, projetant Erain vers l’arrière de la cabine où elle s’étala de tout son long.
— Vite, cria-t-il au pilote, faites demi-tour.
Aussitôt le Learjet s’inclina violemment. Le ciel bascula et Malko perdit l’équilibre, s’étalant sur la moquette. Puis le jet se redressa aussi brutalement qu’il avait basculé.
Malko plongea sur le dos d’Erain et l’immobilisa face contre terre : il avait l’impression de maîtriser un chat sauvage et la Hongroise avait une force étonnante pour me femme. Il ignorait si elle ne possédait pas d’autre arme.
Le copilote accourait et l’aida à immobiliser Erain.
— Ça y est, dit-il. Nous les avons contactés. Ils savent me nous n’allons plus à Cuba.
Malko laissa le copilote maintenir Erain et se pencha sur le corps de Patricia. La jeune femme était étendue sur le dos, les yeux ouverts, le corps barbouillé de sang. Son visage était calme, beaucoup plus reposé qu’il ne l’avait été de son vivant. Malko ressentit une immense pitié pour la jeune femme.