Le plus grand des deux hommes tendit la main au policier mexicain, sourit et se présenta :
— Lieutenant Robert Serling, fédéral Bureau of Investigation, San Diego.
C’est San Diego, la ville la plus proche de la frontière qui prenait en main les cas au sud de la frontière. Le second annonça en écho :
— Jim Henderson.
Les deux hommes exhibèrent rapidement leurs cartes et se laissèrent tomber dans deux fauteuils délabrés. Le capitaine Gomez sortit une bouteille de « Liquor de café » de son bureau mais les deux Américains arrêtèrent poliment son geste.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant sur l’histoire de l’Indien Navajo ?
Avec un soupir, le Mexicain rentra la bouteille. Décidément, les « gringos » ne savaient pas vivre. Mais ceux-là allaient le décharger d’une tâche désagréable. Il avait bien assez à faire avec les Mexicains sans s’occuper des Indiens.
— Voilà le dossier de l’autopsie, annonça-t-il. Curieux. Il tendit quatre feuilles dactylographiées à la va vite sur du papier jaune. Robert Serling les prit et Henderson lut par-dessus son épaule.
D’après le médecin mexicain, l’homme avait été déchiqueté par un fauve, un félin de taille moyenne, sans aucune intervention humaine. Soit un très gros couguar, soit un Cheetah ou l’équivalent. La mort remontait à trois jours environ. Suivaient diverses considérations techniques sans intérêt. Entre deux avortements, spécialité du Mexique, le docteur d’Ensenada s’était offert une très jolie petite autopsie.
L’Américain reposa le rapport sur le bureau.
— Il y a les photos aussi, fit le Mexicain.
Elles étaient assez peu ragoûtantes, les photos. Les deux agents du FBI les regardèrent sous toutes les coutures, sans découvrir quoi que ce soit d’intéressant. Puis le lieutenant Robert Serling leva ses yeux gris sur le capitaine Gomez :
— Le médecin ne peut pas s’être trompé ? C’est bien un fauve.
— Oh !
Le Mexicain eut un geste de dignité offensée. Si on mettait en doute la valeur des praticiens mexicains, où allait-on ! Il eut envie de lui dire que ledit médecin pouvait s’enorgueillir de plusieurs centaines d’avortements pratiqué avec succès, dans des conditions d’hygiène laissant pourtant à désirer… Mais, avançant ses grosses lèvres, il proclama :
— Seguro, señores, seguro.
Comme si on avait mis en doute l’existence de Dieu. Tirant un paquet de sous son bureau, il annonça :
— Les vêtements…
Henderson examina le blue-jean, le T-shirt, le slip et les chaussures de tennis. Le T-shirt était imbibé de sang et le tout puait abominablement.
Enfin le capitaine Gomez extirpa un minuscule objet d’une boîte en carton et, triomphant, annonça :
— J’ai découvert cela dans une des poches.
Cela, c’était une pierre de lune enchâssée dans une gangue d’or massif. Ravissant. Pas du tout le genre de bijou que l’on s’attend à trouver sur un Navajo mort.
Les deux agents se regardèrent : c’était maigre comme indices.
— Aucune trace, là où vous avez découvert le corps ? demanda Anderson.
Le policier mexicain eut un geste d’impuissance :
— Le « Santana » soufflait dimanche. Une vraie tempête. Tout a été effacé. Le sable volait à cinquante miles à l’heure. Le corps était là avant, car nous en avons trouvé dans ses cheveux.
— Ça a soufflé jusqu’à lundi. Un avion a été pris dedans et est tombé dans la Sierra Nevada, à cent miles à l’est. Il avait décollé sans écouter les conseils des gens d’ici. Les trois hommes sont morts.
— Dieu ait leur âme.
Comme c’était un homme qui avait de la religion, il se signa. On s’éloignait du sujet…
— Il y a des couguars par ici ? demanda Anderson.
— Jamais vu, affirma le capitaine Gomez. Pas mal de coyotes, et des chats sauvages.
Les deux agents du FBI commençaient à mourir de soif dans ce bureau sans climatisation. Et l’eau d’Ensenada leur faisait peur. Robert Sterling s’en tira élégamment :
— Pouvez-vous nous montrer sur la carte où vous avez découvert le corps ? Nous aimerions aller jeter un coup d’oeil. À propos, il y a un hôtel ici ?
Le Mexicain se rengorgea :
— Bien sûr. Le Motel Puerta-de-la-Sierra. Muy bien. Et deux ou trois plus petits.
Les deux Américains étaient déjà debout.
— Pendant qu’on va là-bas, demanda Henderson, vous pouvez nous trouver les fiches des gens qui ont couché ici samedi et dimanche ? Simple routine, n’est-ce pas.
Intérieurement, le capitaine Gomez les maudit. Il allait falloir se déplacer sous le soleil. Tout ça pour un Indien mort.
— Certainement, affirma-t-il. Ce sera prêt lorsque vous reviendrez.
Les touches du téléscripteur crépitaient à toute vitesse. Debout en bras de chemise près de l’appareil, le lieutenant Henderson n’en croyait pas ses yeux. Ce que l’appareil dégorgeait était plutôt inattendu :
« Paco Gimenez et Juan Dominguin sont des alias fréquemment utilisés par deux membres de la DSS cubaine, Theodoro Sanchez et Ospina Perez. Individus spécialisés dans les actions hors de Cuba. »
Suivait le pedigree complet des deux barbouzes cubaines ; Henderson avait nourri l’ordinateur central de Washington avec le nom de tous les gens ayant couché à Ensenada durant la période où le Navajo avait été tué. Pure routine.
L’appareil n’avait pas mis deux minutes à répondre et l’agent du FBI n’en revenait pas. Jamais il n’aurait relié le Navajo à une affaire intéressant la Sécurité. Évidemment, la présence des deux agents castristes pouvait n’être qu’une coïncidence. Mais c’était troublant.
Le lieutenant Henderson était à peine remis de sa surprise que la Navajo Agency, l’organisme fédéral en charge des Navajos, téléphonait. Ils avaient situé le mort, grâce au numéro de sa carte de Sécurité sociale. Il travaillait chez un producteur de cinéma de Beverly Hills, Gene Shirak.
Il n’y avait plus qu’à alerter la CIA et le FBI de Los Angeles. Henderson se mit à sa machine. Le matin même, le meurtre avait été annoncé à la presse, afin de tenter de réunir des indices. Ce serait dans les journaux du soir.
Gene Shirak reposa le Los Angeles Examiner, tâchant de conserver son calme. L’histoire occupait le tiers de la première page. Il y avait même le nom de son Navajo : ZUNI. Pas besoin d’être sorcier pour deviner ce qui s’était passé… « Darling » Jill n’avait pas eu le courage de se dénoncer et cru malin d’aller perdre le cadavre au Mexique !
Une rage noire comme de la lave de volcan l’envahit.
Il décrocha son téléphone et appuya si vite sur les touches qu’il se trompa et dut recommencer. Puis il obtint la sonnerie sans que cela se décroche. Il regarda sa montre. Onze heures. Jill dormait probablement. D’ailleurs c’était plus prudent de lui parler de vive voix.
Le producteur était si énervé qu’il brûla le feu rouge au coin de Belagio Road et de Sunset Boulevard. Juste comme une voiture de police débouchait. Si le policier n’avait pas reconnu la Rolls grise, il était bon pour un ticket de quinze dollars.
La Cadillac et la Corvette rouge de Jill étaient toutes les deux au garage. Gene sauta à terre et carillonna. Carey, l’énorme bonne noire de Jill, ouvrit. Elle sourit largement en reconnaissant Gene à qui elle avait souvent servi le petit déjeuner dans le lit de sa maîtresse.