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« Cela n’a pas été facile. Vous seriez surpris de la difficulté qu’on éprouve à vivre à une époque différente, avant d’avoir appris à s’acclimater, même si l’on dispose d’armes modernes et de présents, pour le roi. Mais je me suis assuré le respect de Hengist, à présent, et je gagne de plus en plus la confiance des Bretons. Je peux unir les deux peuples dans une guerre commune contre les Pictes. L’Angleterre ne sera plus qu’un royaume unique, riche de la force saxonne et des connaissances romaines, assez puissant pour repousser tous les envahisseurs. Bien entendu, le christianisme est inévitable, mais je ferai en sorte que ce soit le bon christianisme, celui qui instruira et civilisera les hommes sans entraver leur esprit.

« Un jour ou l’autre, l’Angleterre sera en mesure de prendre la direction des événements sur le continent. Et enfin… un monde unique. Je resterai ici assez longtemps pour faire se créer l’alliance contre les Pictes, puis je disparaîtrai en promettant de revenir plus tard. Si je reparais, disons à des intervalles de cinquante ans pendant les quelques siècles à venir, je deviendrai une légende, un dieu, qui pourra les forcer à rester dans le droit chemin.

— J’ai beaucoup lu au sujet de saint Stanius, dit lentement Everard.

— J’ai donc gagné ! s’écria Schtein. J’ai donné la paix au monde ! (Les larmes lui coulaient sur les joues.)

Everard se rapprocha. Schtein lui braqua son arme sur le ventre, encore méfiant. Everard tourna autour de lui, d’un air détaché, et Schtein pivota pour le couvrir. Mais l’homme était trop troublé par cette preuve apparente de son succès pour se rappeler la présence de Whitcomb. Everard adressa un regard à l’Anglais.

Whitcomb lança sa hache. Everard s’aplatit sur le sol. Schtein hurla et le désintégrateur cracha. La hache lui avait fendu l’épaule. Whitcomb bondit, lui prenant la main qui tenait l’arme. Schtein cria, en s’efforçant de redresser celle-ci. Everard sauta dans la mêlée. Il s’ensuivit un instant confus.

Puis le désintégrateur cracha une nouvelle fois et Schtein ne fut plus qu’un poids inerte dans leurs bras. Le sang qui s’écoulait de l’affreuse blessure ouverte dans sa poitrine se répandit sur leurs vêtements.

Les deux gardes accoururent. Everard s’empara de son paralyseur sur le sol et le régla sur l’intensité maximum. Un javelot lui effleura le bras. Il tira par deux fois et les deux brutes s’abattirent, assommées pour des heures.

Everard, accroupi, tendit l’oreille. Un cri de femme s’élevait des pièces intérieures, mais personne ne se présentait à la porte.

— Je crois que nous avons gagné, haleta-t-il.

Oui. (Whitcomb contemplait sombrement le cadavre étendu à ses pieds et qui paraissait pitoyablement petit.)

— Je ne désirais pas sa mort, dit Everard. Mais le moment était… difficile. C’était écrit, sans doute.

— Mieux valait ceci pour lui qu’un tribunal de Patrouille et l’exil sur une planète.

— Matériellement parlant, c’était un voleur et un meurtrier. Mais c’était un bien beau rêve que le sien.

— Un rêve que nous avons pulvérisé.

— L’histoire en aurait fait autant. Un seul homme ne saurait être assez puissant ni assez sage. Je pense que la plus grande part de la misère humaine est causée par des fanatiques bien intentionnés comme celui-ci.

— Par conséquent, nous nous en lavons les mains et nous acceptons la suite.

— Pensez à tous vos amis de 1947. Ils n’auraient même jamais existé.

Whitcomb ôta son manteau et tenta d’essuyer le sang qui avait coulé sur ses vêtements.

— En route, dit Everard.

Il franchit la porte de derrière. Une concubine effrayée le fixait de ses grands yeux.

Il dut faire sauter la serrure d’une porte intérieure. La pièce qui y faisait suite contenait la navette temporelle de l’époque Ing, ainsi que des livres et quelques caisses d’armes et d’approvisionnements. Everard chargea le tout sur la navette, sauf le coffre de carburant. Il était dit que celui-ci devait être laissé sur place, pour qu’il apprit son existence dans le futur et revînt détruire l’homme qui voulait être Dieu.

— Vous devriez emmener tout ceci au dépôt de 1894, dit-il. Moi, je vais chercher notre saute-temps et je vous retrouve au bureau.

Whitcomb lui décocha un long regard. Il avait les traits tirés. Sous les yeux de son compagnon son expression se fit résolue.

— D’accord, mon vieux, dit l’Anglais. (Il sourit avec un peu de tristesse et serra la main d’Everard.) Adieu, et bonne chance.

Everard l’observa longuement tandis qu’il s’installait dans le grand cylindre d’acier. C’était une curieuse formule d’adieu, si l’on songeait que dans deux heures ils devaient prendre le thé ensemble, en 1894.

Un souci le rongeait quand il sortit de la maison pour se mêler à la foule. Charlie était un original. Or…

Personne ne s’occupa de lui quand il sortit de la ville et pénétra dans le bosquet. Il fit redescendre le saute-temps et, en dépit de la nécessité de se hâter au cas où un curieux se serait approché pour voir cet oiseau géant au sol, il ouvrit une cruche de bière. Il en avait grand besoin. Puis, après un dernier regard à l’Angleterre des Saxons, il bondit en 1894.

Mainwethering était là, avec ses gardes, comme promis. Il eut l’air inquiet en voyant arriver cet homme aux vêtements tachés de sang. Mais Everard le rassura.

Il lui fallut un moment pour se laver et se changer, avant de dicter un rapport détaillé au secrétaire. Whitcomb aurait déjà dû arriver en hansom, mais il n’en était rien. Mainwethering appela le dépôt par radio et revint, les sourcils froncés.

— Il n’est pas encore là, dit-il. Aurait-il pu lui arriver un incident ?

— Difficilement. La machine était parfaite. (Everard se mordit les lèvres.) Je ne sais pas ce qui se passe. Il aura peut-être mal compris et sera reparti en 1947.

Un échange de notes révéla que Whitcomb ne s’était pas présenté là-bas non plus. Everard et Mainwethering sortirent pour prendre le thé. Whitcomb n’avait toujours pas donné signe de vie à leur retour.

— Il vaut mieux que j’informe le service de campagne, dit Mainwethering. Qu’en pensez-vous ? Ils devraient réussir à le retrouver.

— Non… attendez.

Everard réfléchit un instant. Une pensée le travaillait depuis un moment. Elle était terrible.

— Vous avez une idée ?

— Oui… un germe. (Everard se mit à se débarrasser de son attirail victorien.) Demandez mes vêtements du XXe siècle, s’il vous plaît ? Je le retrouverai peut-être tout seul.

— La Patrouille va réclamer un rapport préliminaire sur votre idée et vos intentions, lui rappela Mainwethering.

— La barbe avec la Patrouille !

5

Londres, 1944. Une nuit d’hiver était tombée. Un vent froid et coupant soufflait dans les tunnels ténébreux qu’étaient les rues. Quelque part, retentit une explosion assourdie ; un incendie rougeoya. De grandes bannières rouges flottaient au-dessus des toits entassés.

Everard laissa son saute-temps sur le trottoir – personne ne mettait le nez dehors quand tombaient les V1 – et il se faufila dans l’ombre frissonnante. Le 17 novembre ; sa mémoire entraînée avait bien retenu la date. C’était le jour où était morte Mary Nelson.

Il trouva une cabine téléphonique au coin de la rue et consulta l’annuaire. Il y avait des tas de Nelson, mais une seule Mary pour la région de Streatham. Ce devait être la mère – il lui fallait supposer que la fille portait le même nom. Il ne savait pas à quelle heure tomberait la bombe, mais il existait des moyens de l’apprendre.