Le feu et le tonnerre se précipitèrent en grondant sur lui quand il ressortit. Il se jeta à plat ventre tandis que des débris de verre passaient en sifflant au-dessus de lui. Le 17 novembre 1944. Manse Everard, de dix ans plus jeune, lieutenant du génie de l’armée des Etats-Unis, était quelque part de l’autre côté de la Manche, à portée des canons allemands. Il ne parvenait pas à se rappeler où exactement, à ce moment précis, et il ne s’y efforça guère. Pas d’importance. Il savait qu’il allait survivre à ce danger-là.
Le nouvel incendie dansait rouge et sinistre derrière lui quand il fonça vers sa machine. Il l’enfourcha et prit l’air. Très haut au-dessus de Londres, il ne distingua que de vastes ténèbres mouchetées de flammes. La nuit de Walpurgis et l’enfer tout entier déchaîné contre la terre.
Il se rappelait bien Streatham, une triste étendue de brique habitée par de petits employés, des épiciers, des mécaniciens, la toute petite bourgeoisie qui s’était levée pour bloquer définitivement la puissance qui avait conquis l’Europe. Une jeune fille qu’il avait connue y avait vécu, en 1943… Par la suite, elle avait sans doute épousé quelqu’un d’autre. En volant bas, il essaya de trouver l’adresse. Il y eut à proximité comme une explosion de volcan. Sa machine se cabra dans l’air et il faillit se laisser désarçonner. Il se hâta vers l’endroit et vit une maison écroulée, détruite, en flammes. Il arrivait trop tard…
Non ! Il regarda l’heure — 10 heures 30 précises – et il sauta de deux heures en arrière.
C’était déjà la nuit, mais la maison se dressait solidement dans l’ombre. Pendant un bref instant, il eut envie d’avertir tout le monde à l’intérieur. Mais non… à travers le monde, des millions d’êtres mouraient. Il n’était pas Schtein pour se charger du fardeau de l’Histoire.
Il grimaça un sourire froid, descendit et franchit la grille. Il n’était pas non plus un de ces sacrés Daneeliens. Il frappa à la porte qui s’ouvrit. Une femme d’âge moyen le dévisagea dans l’ombre et il comprit qu’elle trouvait bizarre de voir un civil en ce moment.
— Je vous demande pardon, dit-il, connaîtriez-vous Miss Mary Nelson ?
— Mais… oui. (Une hésitation.) Elle habite tout près. Elle ne va pas tarder à arriver. Vous êtes un ami ?
— C’est elle qui m’envoie vous porter un message, Mrs… ?
— Enderby.
— Ah ! oui, Mrs. Enderby. J’ai une très mauvaise mémoire. Ecoutez, Miss Nelson désire vous faire savoir qu’elle regrette beaucoup, mais qu’elle ne pourra pas venir. Toutefois, elle voudrait que vous alliez, au contraire, chez elle avec toute votre famille avant 10 heures 30.
— Nous tous, monsieur ? Mais les enfants…
— Je vous en prie, les enfants également. Tous. Elle a préparé une surprise tout à fait spéciale, quelque chose qu’elle ne peut vous montrer qu’à ce moment-là. Il faut que vous y soyez tous.
— Eh bien, entendu, monsieur, puisqu’elle le demande.
— Tout le monde, avant 10 heures 30 sans faute. Je vous reverrai à cette heure-là, Mrs. Enderby.
Everard fit un signe de tête et repartit dans la rue.
Il avait fait son possible. Ensuite venait la maison des Nelson. Il trouva l’adresse à trois blocks de là, gara son engin à l’entrée d’une impasse sombre et s’approcha de la maison. Il était coupable, lui aussi, à présent. Aussi coupable que Schtein. Il se demanda comment était la planète d’exil.
Il n’y avait pas trace de la navette Ing, pourtant trop grande pour qu’on pût la cacher. A cette heure-là, Charlie n’était donc pas encore arrivé. Il allait devoir improviser en attendant.
En frappant à la porte, il se demandait quels effets aurait le sauvetage de la famille Enderby. Ces enfants grandiraient, auraient à leur tour des enfants – des Britanniques tout à fait insignifiants, de la classe moyenne, sans aucun doute. Mais à un moment quelconque dans les siècles à venir, un homme important pourrait naître ou ne pas naître. Naturellement, le temps n’était pas tellement flexible. Sauf en de rares cas, l’hérédité précise n’avait pas d’importance, seul comptait le vaste réservoir des gènes humains et de la société humaine. Pourtant, ce serait peut-être un de ces rares cas.
Une jeune fille lui ouvrit la porte. Elle était jolie, sans ostentation, mais plaisante sous son uniforme net.
— Miss Nelson ?
— Oui… ?
— Je m’appelle Everard. Je suis un ami de Charlie Whitcomb. Puis-je entrer ? J’ai des nouvelles assez surprenantes à vous communiquer.
— J’étais sur le point de sortir, dit-elle comme en s’excusant.
— Non, vous n’alliez pas sortir. (C’était une faute : elle se raidissait d’indignation.) Pardonnez-moi. Je vous en prie, permettez-moi de m’expliquer.
Elle le conduisit dans un salon triste et encombré.
— Asseyez-vous donc, Mr. Everard. Je vous prie de ne pas parler trop fort. Toute la famille dort. Ils se lèvent tôt.
Everard s’installa confortablement. Mary se posa au bord d’un divan et ouvrit de grands yeux. Il se demanda si Wulfnoth et Eadgar comptaient parmi ses ancêtres. Oui… sans aucun doute, après tous ces siècles écoulés. Peut-être Schtein également.
— Etes-vous dans les Forces aériennes ? Est-ce là que vous avez connu Charlie ?
— Non, je suis aux Renseignements, ce qui explique ma tenue civile. Puis-je vous demander quand vous l’avez vu pour la dernière fois ?
— Oh… il y a des semaines. Il est en France pour le moment. J’espère que la guerre finira bientôt. C’est si idiot de leur part de continuer alors qu’ils doivent bien savoir que c’est la fin, n’est-ce pas ? (Elle inclina la tête d’un air curieux.) Mais quelles sont ces nouvelles ?
— Je vais y venir dans un moment.
Il se mit à bavarder autant qu’il l’osait, parlant de la situation de l’autre côté de la Manche. C’était étrange de parler à un fantôme. Et son conditionnement l’empêchait de dire la vérité. Il le désirait, mais quand il essayait, sa langue s’immobilisait.
— Et ce que coûte une simple bouteille de vin rouge…
— Je vous en prie, coupa-t-elle impatiemment, si vous vouliez en venir au fait ? J’ai ma soirée prise.
— Oh ! je suis vraiment navré. Voyez-vous, c’est…
On frappa à la porte, ce qui le sauva.
— Excusez-moi, murmura-t-elle avant de se faufiler sous les rideaux sombres pour ouvrir.
Everard la suivit à pas de loup.
Elle recula en trébuchant et poussa un cri :
— Charlie !
Whitcomb la serra dans ses bras, sans prendre garde au sang encore humide qui venait d’éclabousser dix siècles plus tôt ses vêtements saxons. Everard parut dans l’entrée et l’Anglais le regarda avec une expression d’horreur particulière.
— Vous…
Il voulut prendre son paralyseur, mais Everard avait déjà braqué le sien.
— Ne faites pas l’imbécile, dit l’Américain, je suis votre ami. Je désire vous aider. Quel plan insensé aviez-vous conçu, hein ?
— Je… la garde ici… pour l’empêcher d’aller…
— Et vous croyez qu’ils n’ont pas les moyens de vous repérer ? (Everard se mit à parler en temporel, seule langue utilisable en la présence apeurée de Mary.) Quand j’ai quitté Mainwethering en 1894, il commençait à avoir de vilains soupçons. Si nous nous y prenons maladroitement, toutes les unités de la Patrouille vont être alertées. On rectifiera l’erreur, probablement en tuant Mary, et vous serez exilé.