— Je… (Whitcomb s’étrangla. Son visage était le masque de la terreur.) Vous… ne la laisseriez tout de même pas mourir ?
— Non, mais il faut nous y prendre plus intelligemment.
— Nous allons nous évader… trouver une période loin de tout… retourner à l’âge des dinosaures, s’il le faut.
Mary s’écarta de lui. Elle avait la bouche ouverte, prête à crier.
— Taisez-vous ! lui dit Everard. Votre vie est en danger et nous nous efforçons de vous sauver. Si vous n’avez pas confiance en moi, faites au moins confiance à Charlie. (Il reprit en temporel, à l’adresse de l’autre :) Ecoutez, mon vieux, il n’y a pas d’en droit ni d’époque où vous puissiez vous cacher. Mary Nelson est morte ce soir. Cela, c’est historique. Moi, je me suis déjà mis dans le pétrin – la famille qu’elle allait visiter ne sera pas dans sa maison quand la bombe tombera. Si vous essayez de vous enfuir avec elle, on vous retrouvera. C’est une pure veine qu’un agent de la Patrouille ne soit pas déjà arrivé.
Whitcomb se força au calme.
— Et si je sautais en 1948 avec elle ? Comment pouvez-vous savoir qu’elle n’a pas soudain reparu en 1948 ? C’est peut-être tout aussi historique.
— Mon vieux, cela vous est impossible. Essayez. Allez-y, dites-lui que vous allez la faire sauter de quatre ans dans l’avenir.
Whitcomb grogna :
— Ce serait me trahir… et je suis conditionné…
— Ouais. Vous avez tout juste la possibilité de lui apparaître tel que vous êtes en ce moment, mais si vous deviez lui parler, vous seriez forcé de mentir, parce que vous ne pouvez faire autrement. D’ailleurs, comment expliqueriez-vous son existence ? Si elle reste Mary Nelson, elle aura déserté des W.A.A.F. Si elle change de nom, où sont son acte de naissance, son livret de famille, ses cartes de rationnement, tous ces morceaux de papier que les gouvernements du XXe siècle révèrent à un si haut point ? C’est sans espoir, mon vieux.
— Alors, que pouvons-nous faire ?
— Affronter la Patrouille et nous défendre. Attendez ici un instant.
Everard était calme et froid. Il n’avait pas le temps de s’effrayer ni de s’étonner de son extraordinaire donquichottisme.
Dans la rue, il retrouva son saute-temps et le régla de façon à l’expédier cinq ans plus tard, en plein midi, à Picadilly Circus. Il appuya sur le disjoncteur principal, vit disparaître sans lui la machine, puis rentra dans la maison. Mary, frissonnante et en larmes, était dans les bras de Whitcomb. Ces malheureux enfants perdus !
— C’est bon. (Everard les ramena dans le salon et s’assit l’arme au poing.) Maintenant, attendons.
Cela ne dura guère. Un saute-temps apparut, avec deux hommes en gris de la Patrouille à bord. Ils étaient armés. Everard les balaya d’un rayon paralysant à basse tension.
— Aidez-moi à les ficeler, Charlie, dit-il.
Mary, sans voix, se tassait dans un coin.
Quand les hommes revinrent à eux, Everard se pencha sur eux avec un sourire froid.
— De quoi nous accuse-t-on, les gars ? demanda-t-il en temporel.
— Je pense que vous le savez, répondit calmement l’un des prisonniers. Après votre disparition, le bureau central nous a chargés de vous retrouver. En étudiant la semaine prochaine, nous avons découvert que vous avez fait évacuer une famille qui devait disparaître dans un bombardement. Le dossier de Whitcomb nous a indiqué que vous aviez dû venir ici pour l’aider à sauver cette femme qui devait mourir ce soir. Vous feriez bien de nous relâcher, ou cela aggravera encore votre cas.
— Je n’ai pas transformé l’Histoire, dit Everard. Les Daneeliens sont toujours là-bas, n’est-ce pas ?
— Oui, naturellement, mais…
— Comment saviez-vous que la famille Enderby devait périr ?
— Leur maison a été atteinte et ils ont dit qu’ils n’en étaient sortis que parce que…
— Oui, mais le fait est que désormais ils en sont bien sortis. C’est écrit. Maintenant, c’est vous qui tentez de changer le passé.
— Mais la femme que voici…
— Etes-vous sûrs qu’il n’y ait pas eu une Mary Nelson qui s’est établie… disons à Londres en 1850… pour mourir de vieillesse autour de 1900 ?
Le maigre visage grimaça sauvagement.
— Vous vous donnez bien du mal, hein ? Mais cela ne marchera pas. Vous ne pouvez pas lutter contre toute la Patrouille.
— Vous croyez ? Je peux vous abandonner ici, où les Enderby vous retrouveront dans deux heures. J’ai réglé mon saute-temps pour qu’il apparaisse en un lieu public à un moment que je suis seul à connaître. Quel effet cela aura-t-il sur l’Histoire ?
— La Patrouille prendra des mesures correctives pour renverser la vapeur, comme vous-même l’avez fait au Ve siècle.
Peut-être. Je peux cependant lui faciliter grandement le travail, si on consent à écouter ma requête. Je veux un Daneelien.
— Quoi ?
— Vous m’avez parfaitement compris. S’il le faut, je vais enfourcher votre propre saute-temps et avancer d’un million d’années. Je leur exposerai à eux-mêmes combien plus simple sera la situation s’ils nous accordent une chance.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Everard pivota, le souffle coupé. Le paralyseur lui tomba des mains.
Il ne pouvait pas regarder la silhouette qui brillait devant lui. Il avait des sanglots dans la gorge en reculant.
— Votre requête a été examinée, fit la voix silencieuse. Elle était connue et pesée des millénaires avant votre naissance. Mais vous demeuriez néanmoins un maillon indispensable dans la chaîne du temps. Si vous aviez échoué ce soir, il n’y aurait pas de pitié.
« Pour nous, il était déjà écrit qu’un certain Charles et une certaine Mary Whitcomb vivaient en Angleterre victorienne. Il était également écrit que Mary Nelson était morte avec la famille à laquelle elle avait rendu visite en 1944, et que Charles Whitcomb avait vécu célibataire pour finir par mourir en service commandé dans la Patrouille. On avait pris note de cette anomalie, et comme le plus infime paradoxe constitue une faille dans la trame espace-temps, nous devions le rectifier en éliminant du cours des choses l’un ou l’autre de ces faits. Vous avez décidé de celui qu’on éliminerait.
Everard sut dans un coin de son esprit ébranlé que les deux Patrouilleurs étaient soudain libérés. Il sut que son saute-temps avait été… était… serait subtilisé sans qu’on le voie, à l’instant même de sa matérialisation. Il sut que l’Histoire se lisait à présent ainsi : Mary Nelson, W.A.A.F., disparue, présumée tuée par la chute d’une bombe près du foyer des Enderby, qui se trouvaient tous chez elle quand leur propre maison avait été détruite ; Charles Whitcomb, disparu en 1947, présumé noyé accidentellement. Il sut qu’on avait expliqué la vérité à Mary, avant de la conditionner pour qu’elle ne la révèle jamais, et qu’on l’avait renvoyée avec Charlie en 1850. Ils mèneraient leur existence dans la classe moyenne, sans se trouver jamais parfaitement à l’aise sous le règne de Victoria, et Charlie aurait fréquemment la nostalgie de ce qu’il avait été dans la Patrouille… puis il se tournerait vers son épouse et ses enfants, en se disant qu’après tout le sacrifice n’avait pas été tellement considérable.
Il sut tout cela, et aussi que le Daneelien était parti. Quand les tourbillons ténébreux de son cerveau se furent apaisés et qu’il put regarder plus clairement les deux Patrouilleurs, il ne savait cependant pas ce que serait son propre destin.