— Eh bien… enfin. Savez-vous que j’ai déjà dû repousser vingt-quatre candidatures ? Mais vous ferez l’affaire. Sûrement.
— L’affaire pour quoi ? (Everard se pencha en avant, conscient de l’accélération de son pouls.)
— Pour la Patrouille. Vous allez devenir une sorte de policier.
— Ouais ? Et où cela ?
— Partout. Et en tout temps. Préparez-vous à une rude surprise. Voyez-vous, notre société, tout en étant relativement légale, ne constitue qu’une façade – et une source de fonds. Notre véritable affaire, c’est de patrouiller dans le temps.
2
L’Académie se situait dans l’ouest de l’Amérique. Elle se situait également à l’ère oligocène, une époque chaude de forêts et de prairies, où les tristes ancêtres de l’homme s’écartaient en trottant de la piste des mammifères géants. Sa construction prenait date un millier d’années auparavant et on la maintiendrait encore un demi million d’années, – écart dans le temps qui suffisait à former autant d’individus qu’il en fallait à la Patrouille – puis on la détruirait soigneusement pour qu’il n’en reste aucune trace. Plus tard viendraient les glaciers, puis il y aurait des hommes et, en l’an 19352 après Jésus-Christ (la 7841e année du Triomphe de Moren) les hommes découvriraient le moyen de voyager dans le temps et iraient dans l’oligocène construire l’Académie.
C’était une structure complexe de bâtiments longs et bas, avec des courbes souples et des couleurs changeantes, qui s’étalait dans une clairière au milieu d’arbres énormes et très anciens. Au-delà, des collines boisées se déroulaient jusqu’à la rive d’une grande rivière brunâtre et, la nuit, on entendait parfois le rugissement du titanothère ou le cri lointain du tigre à dents de sabre.
Everard sortit de la navette temporelle – une grande cabine de métal, sans traits distinctifs – avec la gorge sèche. Il avait la même impression qu’à son premier jour de régiment, douze ans plus tôt – ou quinze à vingt millions d’années dans le futur, si l’on veut. Il se sentait solitaire, sans force, et souhaitait désespérément trouver un moyen honorable de rentrer chez lui. Ce n’était qu’une maigre consolation de voir les autres navettes débarquer un contingent d’une cinquantaine de jeunes hommes et de jeunes femmes. Les recrues s’agitaient lentement en un groupe maladroit. Tout d’abord elles ne se parlèrent point, se contentant de s’entre-regarder. Everard reconnut un col dur et un chapeau melon d’une époque révolue ; les vêtements et les coiffures évoquaient la succession des modes jusqu’à 1954… et au-delà. D’où venait-elle, cette fille à la culotte collante et iridescente, avec ses lèvres peintes en vert et ses cheveux jaunes aux ondulations fantastiques ? Où plutôt… de quand venait-elle ?
Un homme d’environ vingt-cinq ans se tenait par hasard auprès de lui – un Anglais, de toute évidence, d’après son vêtement de tweed usé jusqu’à la corde et son visage long et maigre. Il semblait dissimuler, sous une apparence étudiée et maniérée, une virulente amertume.
— Après tout, pourquoi ne ferions-nous pas connaissance ? lui proposa Everard en donnant son nom et son origine.
Charles Whitcomb, Londres, 1947, répondit timidement l’homme. Je venais tout juste d’être démobilisé – de la R. A. F. – et ceci m’a semblé intéressant. Maintenant, je n’en suis plus tellement sûr.
— Ça peut l’être, dit Everard qui pensait au salaire. (Quinze mille dollars par an pour commencer ! Mais comment comptaient-ils les années ? Cela devait être en fonction du sentiment individuel de la durée réelle.)
Un homme s’avança dans leur direction. Jeune et mince, il était vêtu d’un uniforme collant de couleur grise et d’une cape bleu sombre qui paraissait scintiller comme cousue d’étoiles. Il avait une expression aimable, souriante, et parlait avec cordialité, d’un accent neutre :
— Bonjour à tous ! Soyez les bienvenus à l’Académie. J’imagine que vous comprenez tous l’anglais ?
Everard remarqua un individu portant les restes d’un mauvais uniforme allemand, un Hindou et quelques autres sans doute originaires de divers pays étrangers.
— Nous utiliserons donc l’anglais, jusqu’à ce que vous ayez appris le temporel. (L’homme était à l’aise, les mains aux hanches.) Je m’appelle Dard Kelm. Je suis né en – voyons un peu – en 9573 de l’ère chrétienne mais je me suis spécialisé sur votre période. A ce propos, elle va de 1850 à 1975, ce qui veut dire que vous provenez tous d’une époque située entre ces deux dates. Je suis en quelque sorte et officiellement votre mur des lamentations au cas où quelque chose ne marcherait pas.
« Notre maison est régie par des règles sans doute différentes de ce que vous attendiez. Nous ne formons pas nos hommes en masse, par conséquent nous n’avons pas besoin de la discipline compliquée d’une école ou d’une armée. Chacun d’entre vous recevra un enseignement personnel en dehors de l’instruction générale. Il ne nous est pas nécessaire de sanctionner l’échec dans les études, car les tests préliminaires nous garantissent qu’il n’y en aura pas – et ils ne prédisent que peu de chances d’échec dans le travail proprement dit. Chacun de vous a une cote élevée de maturité d’esprit en fonction de son degré de civilisation. Toutefois, la variabilité des aptitudes signifie que, si nous voulons développer chaque individu au maximum, nous devons le guider personnellement.
« Peu de formalités ici, en dehors de la courtoisie élémentaire. Vous aurez l’occasion de vous distraire autant que de travailler. Nous n’attendrons jamais plus de votre part que vous ne pouvez fournir. Je pourrais ajouter que la pêche et la chasse sont assez intéressantes dans les environs immédiats, et que si vous volez jusqu’à quelques centaines de kilomètres, elles deviennent fantastiques.
« Et maintenant, si personne n’a de questions à poser, je vous prie de me suivre. Je vais vous installer.
Dard Kelm leur fit la démonstration des appareils en usage dans une pièce modèle. Ils étaient d’un type qu’on se serait attendu à voir, par exemple, en l’an 2000 ; un mobilier discret, adapté d’avance pour un confort parfait, des distributeurs de rafraîchissements, des écrans branchés sur une immense bibliothèque audio-visuelle. Rien de trop futuriste jusqu’à présent. Chaque étudiant avait sa propre chambre dans le bâtiment « dortoir » ; les repas étaient pris dans un réfectoire central, mais il était possible d’organiser des réunions privées. Everard ressentit une détente intérieure.
Il y eut un banquet de bienvenue. Les plats étaient classiques, mais non les machines silencieuses qui roulaient pour les apporter. Il y avait du vin, de la bière et du tabac en abondance. Peut-être avait-on glissé quelque chose dans la nourriture, car Everard éprouva comme les autres un sentiment d’euphorie. Il finit par se mettre à taper un boogie sur le piano, tandis qu’une demi-douzaine d’autres emplissaient l’air de leurs chants discordants.
Seul Charles Whitcomb se tenait sur la réserve, en sirotant maussadement un verre, tout seul dans un coin. Dard Kelm s’abstint avec tact de s’efforcer de l’attirer parmi les autres.
Everard se dit que cela allait lui plaire. Toutefois, le travail, l’organisation et le but poursuivi demeuraient encore brumeux.
— Le voyage dans le temps a été découvert à l’époque où l’Hérésiarchie Chorite prenait fin, expliqua Kelm, dans la salle de conférences. Vous en étudierez les détails par la suite. Pour le moment, croyez-moi sur parole : c’était une époque turbulente où les rivalités commerciales et raciales donnaient naissance à des luttes, bec et ongles, entre de gigantesques ligues, où tous les moyens étaient bons, où les divers gouvernements n’étaient qu’autant de pions sur l’échiquier galactique. L’effet temporel fut un sous-produit des recherches entreprises pour trouver un moyen de transport instantané, dont quelques-uns d’entre vous comprendront que la description exigerait des fonctions mathématiques discontinues à l’infini… de même que pour les voyages dans le passé. Je ne traiterai pas cet aspect théorique, – on vous en donnera une idée au cours de physique, – mais je tiens simplement à vous dire que cela met en jeu le concept de relations à valeurs infinies dans un continuum à 4N dimensions, où N représente le nombre total des particules de l’univers.