« Evidemment, le groupe qui fit cette découverte, les Neuf, se rendait compte de ses possibilités. Non seulement d’ordre commercial – échanges, mines et toutes autres transactions que vous pouvez imaginer –, mais aussi d’ordre technique : celle de porter à leurs ennemis un coup mortel. Voyez-vous, le temps est variable ; on peut changer le passé…
— J’ai une question à poser ! C’était la jeune personne de 1972, Elisabeth Gray, qui, en sa période personnelle, était une jeune physicienne d’avenir.
— Je vous en prie, fit poliment Kelm.
— Je trouve que vous décrivez une situation logiquement impossible. Je vous accorde la possibilité de voyager dans le temps, puisque nous sommes ici, mais un événement ne peut pas à la fois avoir et ne pas avoir eu lieu.
— Seulement si l’on s’attache à une logique qui ne soit pas estimée en Aleph-sub-Aleph, dit Kelm. Voici ce qui se passe : imaginez que je remonte dans le temps et que j’empêche votre père de rencontrer votre mère. Vous ne seriez jamais venue au monde. Cette portion de l’histoire universelle ne serait plus la même ; elle aurait toujours été différente, bien que je dusse garder le souvenir de la situation originelle.
— Bon. Et si vous faisiez de même pour vous-même ? Cesseriez-vous d’exister ?
— Non, car à ce moment je me mettrais à appartenir au secteur de l’histoire antérieur à mon intervention. Appliquons l’exemple à vous. Si vous retourniez en l’an… 1946, j’imagine, et que vous vous efforciez d’empêcher le mariage de vos parents en 1947, vous n’en auriez pas moins dès lors existé cette année-là ; vous n’échapperiez pas à l’existence du seul fait que vous auriez influé sur le cours des événements. Ceci serait valable même si vous n’étiez apparue en 1946 qu’une microseconde avant de tuer l’homme qui serait autrement devenu votre père.
— Mais alors, j’existerais sans… sans avoir eu d’origine ! protesta-t-elle. J’aurais la vie, et des souvenirs, et… tout… et pourtant rien ne les aurait causés.
Kelm haussa les épaules.
— Et alors ? Vous prétendez que la loi de causalité ou, plus exactement, la loi de conservation de l’énergie, n’implique que des fonctions continues. En réalité, la discontinuité est tout à fait possible. (Il se mit à rire et s’appuya à son pupitre.) Bien entendu, il y a des impossibilités. Vous ne pourriez pas être votre propre mère, par exemple, simplement à cause de la génétique. Si vous retourniez épouser votre ancien père, les enfants seraient différents, aucun ne serait vous, car chacun d’eux n’aurait que la moitié de vos chromosomes.
« Mais ne nous écartons pas du sujet. Vous apprendrez les détails dans d’autres conférences. Je ne vous donne qu’une idée d’ensemble. Je continue : les Neuf entrevirent la possibilité de remonter dans le temps et d’empêcher leurs ennemis d’avoir eu le moindre commencement, et même d’être nés. Mais alors apparurent les Daneeliens.
Pour la première fois, il se départit de son attitude débonnaire et mi-amusée, et il se tint comme un homme tout nu et seul en présence de l’inconnaissable. Il reprit d’une voix posée :
— Les Daneeliens font partie de l’avenir – de notre avenir – à plus d’un million d’années de distance de mon époque. L’homme s’est transformé en quelque chose… d’impossible à décrire. Vous ne rencontrerez sans doute jamais de Daneeliens. Si cela devait vous arriver, cela vous causerait… un choc. Ils ne sont ni mauvais – ni bienveillants : ils sont aussi éloignés de toutes nos connaissances ou sentiments que nous le sommes nous-mêmes de ces insectivores qui vont être nos ancêtres. Il n’est pas souhaitable de se trouver nez à nez avec ce genre de créatures.
« Ils n’avaient d’autre souci que de protéger leur propre existence. L’exploration du temps était déjà chose ancienne chez nous quand ils ont surgi du futur ; il y avait eu des occasions sans nombre pour les sots, pour les avides, pour les fous, de remonter le cours de l’Histoire et de la mettre sens dessus dessous. Les Daneeliens n’étaient pas venus interdire les voyages temporels, – cela faisait partie du complexe qui a abouti à eux, – mais il leur fallait le réglementer, pour éviter de voir leur propre époque bouleversée par nos agissements, le choc en retour dans l’Histoire. Les Neuf se trouvèrent donc empêchés de mener à bien leurs complots. Et on fonda la Patrouille pour faire la police sur les pistes du Temps.
« Votre travail s’accomplira généralement dans le cadre de vos propres époques, à moins que vous ne parveniez au grade de « Non-Attaché ». Vous mènerez dans l’ensemble des vies ordinaires, avec une famille et des amis comme de coutume. La part secrète de vos vies sera compensée par un bon salaire, une protection efficace, des vacances de temps à autre en des lieux forts intéressants, une tâche extrêmement digne. Mais vous serez continuellement de service. Quelquefois, vous viendrez en aide à des explorateurs du temps en difficulté, d’une manière ou d’une autre. Parfois, on vous confiera des missions, comme d’annuler l’action éventuelle d’ambitieux conquistadores de la politique, de la guerre ou du commerce. Quelquefois aussi, la Patrouille devra s’incliner devant le dommage déjà causé et travailler au contraire, au cours de périodes postérieures, à contrebalancer les influences pour remettre l’Histoire dans la voie désirée.
« Je vous souhaite à tous bonne chance.
La première partie de l’instruction portait sur la physiologie et la psychologie. Everard ne s’était jamais rendu compte à quel point la vie qu’il avait menée en son temps avait diminué son être, de corps et d’esprit ; il n’était guère que la moitié de l’homme qu’il aurait dû être. Ce fut un dur apprentissage, mais il eut finalement la joie de se sentir pleinement maître de ses muscles, d’éprouver des émotions renforcées du fait d’avoir subi une discipline, d’avoir une pensée consciente, rapide et précise.
En cours d’instruction, on le conditionna profondément à ne révéler rien de la Patrouille, à ne pas même faire allusion à son existence devant toute personne non autorisée. Cela lui aurait été impossible, en toute circonstance, aussi impossible que de sauter sur la Lune. Il apprit également les caractéristiques internes et externes des personnalités publiques de son XXe siècle.
On lui enseigna le temporel, cette langue artificielle qui permettait aux Patrouilleurs de toutes les époques de communiquer entre eux sans être compris des étrangers, miracle d’expression logique et organisée.
Il croyait connaître le métier de combattant, mais il lui fallut apprendre les stratagèmes et l’usage d’armes échelonnées sur cinquante mille années, depuis le glaive de l’Age de Bronze jusqu’à la charge cyclique capable d’anéantir un continent. De retour dans sa propre période, on lui remettait un arsenal restreint – il se pouvait qu’on l’envoie en d’autres époques et l’anachronisme trop évident était rarement autorisé.