Il y avait encore l’étude de l’Histoire, de la science, des arts et des philosophies, des détails linguistiques et des manières. Ces derniers sujets ne concernaient que la période de 1850 à 1975 ; s’il se trouvait d’aventure envoyé dans un autre temps, il recevrait des instructions spéciales de la part d’un conditionneur hypnotique. C’était grâce à de telles machines qu’il était possible d’achever la formation des recrues en trois mois.
Il apprit l’histoire de l’organisation de la Patrouille. Dans l’avenir, au-delà d’elle, il y avait ce sombre mystère que constituait la civilisation daneelienne, mais il n’y avait que peu de contacts directs avec celle-ci. La Patrouille était établie sur des bases semi-militaires, avec des grades, mais sans formalisme particulier. L’Histoire était divisée en milieux géographiques, avec un bureau central sis dans une ville importante pour une période choisie de vingt ans (et dissimulé derrière une activité légitime comme le commerce, par exemple), ainsi que divers bureaux secondaires. Pour son époque, il y avait trois milieux : le monde occidental, bureau à Londres ; La Russie, bureau à Moscou ; l’Asie, bureau à Peiping. Tous se situaient dans les années faciles de 1890 à 1910, alors qu’il était moins difficile de se dissimuler que par la suite. Les décennies ultérieures étaient contrôlées par des bureaux moins importants, comme celui de Gordon. L’agent fixe ordinaire vivait dans son propre temps, souvent nanti d’une occupation légitime. Les communications entre années se faisaient par des navettes-robots minuscules ou par courriers, avec des dérivations automatiques pour que les messages n’affluent pas en trop grand nombre à la fois.
L’organisation était si vaste qu’Everard ne parvenait pas à en appréhender l’ampleur. Il s’était lancé dans quelque chose de nouveau et de passionnant, voilà tout ce qu’il comprenait pleinement… pour le moment.
Ses instructeurs étaient bienveillants, toujours prêts à bavarder. Le vétéran grisonnant qui lui enseigna à manœuvrer les astronefs avait combattu sur Mars en 3890.
Vous autres, vous pigez rapidement, leur disait-il, mais c’est vraiment diabolique quand il faut enseigner à des gens des ères préindustrielles. Nous n’essayons même plus de leur inculquer les premiers rudiments. J’ai eu une fois un Romain – du temps de César –, un garçon assez brillant, d’ailleurs, mais il n’a jamais pu se mettre dans la tête qu’on ne peut pas traiter une machine comme un cheval. Quant aux Babyloniens – le voyage dans le temps, c’était tout simplement hors de leur conception du monde. Nous avons été obligés de leur coller une histoire de bataille des dieux.
— Et quelle histoire nous collez-vous, à nous ? demanda Whitcomb.
Le navigateur spatial lui lança un regard aigu.
— La vérité, finit-il par dire, pour autant que vous puissiez l’assimiler.
— Comment en êtes-vous venu à faire ce travail ?
— Oh… j’ai été blessé au large de Jupiter. Il ne restait pas grand-chose de moi. Ils m’ont recueilli, m’ont refait un corps tout neuf – et comme je n’avais plus de parents vivants, et que tout le monde me croyait mort, je n’ai pas vu grande nécessité de rentrer chez moi. Ce n’est pas drôle de vivre sous la coupe du Corps Directeur. Alors, j’ai accepté ce poste. Bonne compagnie, vie facile, et des permissions à passer dans un tas d’époques. (Il sourit.) Attendez d’avoir visité l’époque décadente de la Troisième Matriarchie ! Vous ne savez pas encore ce que c’est que de rigoler !
Everard ne fit pas de commentaires. Il était trop fasciné par le spectacle, vu de l’astronef, du globe énorme de la Terre roulant devant un fond d’étoiles.
Il se lia d’amitié avec d’autres étudiants. C’était une bande aimable – et, naturellement, du fait qu’ils avaient été choisis pour la Patrouille, ils étaient tous audacieux et intelligents. Il y avait une ou deux idylles. Everard se rappelait Le portrait de Jennie{Le portrait de Jennie, roman de Robert Nathau, traduit chez Stock en 1947 et adapté au cinéma en 1950. C'est le drame, dans un contexte fantastique, de deux êtres qui s'aiment tout en vivant selon des temps différents.} mais il n’y avait pas ici de malédiction. Le mariage était tout à fait possible, du moment que le couple choisissait l’année où s’installer. Il aimait lui-même beaucoup les filles avec qui il se trouvait, mais il ne perdait pas la tête.
Fait étrange, ce fut avec le taciturne et morose Whitcomb qu’il eut l’amitié la plus intime. Il y avait quelque chose d’attirant chez cet Anglais – il était si cultivé, si brave garçon et, cependant, comme perdu.
Un jour, ils firent une promenade à cheval (devant leurs montures, les ancêtres lointains du cheval se sauvaient à la vue de leurs gigantesques descendants). Everard avait pris un fusil dans l’espoir d’abattre un sanglier géant qu’il avait aperçu. Tous deux portaient l’uniforme de l’Académie, des vêtements gris clair, frais et soyeux sous le soleil jaune et chaud.
— Je m’étonne que nous soyons autorisés à chasser, observa l’Américain. Si, par hasard, j’abattais un tigre à dents de sabre, destiné à l’origine à dévorer un de ces insectivores pré-humains, cela ne transformerait-il pas tout l’avenir ?
— Non, répondit Whitcomb. Il avait progressé plus vite dans l’étude de la théorie de l’exploration du temps. Voyez-vous, c’est plutôt comme si le continuum était fait d’un réseau de solides rubans de caoutchouc. Il n’est pas facile de le déformer, il tend toujours à revenir à sa forme « antérieure ». Un insectivore particulier n’a pas d’importance, c’est l’ensemble génétique de l’espèce qui a abouti à l’homme.
« De même, si je tuais un mouton au Moyen Age, je ne supprimerais pas du coup toute sa descendance, par exemple tous les moutons existant en 1940. Au contraire, ils seraient toujours là, inchangés jusque dans leurs gènes mêmes, en dépit d’une ascendance différente sur un point – parce que sur une aussi longue période, tous les moutons, ou tous les hommes, sont les descendants de tous les premiers moutons ou hommes. C’est une compensation ; à un moment quelconque de la chaîne, quelque autre ancêtre fournit les gènes que vous pensiez avoir détruits.
« Toujours de même… imaginons un cas plus précis : que je revienne empêcher Booth de tuer Lincoln. A moins que je ne prenne des précautions extrêmes, il arriverait sans doute que quelqu’un d’autre tirerait le coup de feu et que Booth en serait cependant accusé. Il y a élasticité plutôt que plasticité du temps.
« C’est cette élasticité même qui permet de s’y déplacer sans dommages. Si vous désirez vraiment changer l’ordre des choses, il faut alors le faire selon une méthode rigoureuse, et encore faut-il se donner beaucoup de mal, à l’ordinaire. (Ses lèvres se tordirent.) On nous répète sans cesse que si nous intervenons, nous en serons punis. Je ne suis pas autorisé à retourner en arrière et à tuer ce salaud d’Hitler au berceau. Je suis censé le laisser évoluer comme il l’a fait, pour qu’il déclenche la guerre et qu’il tue ma fiancée.
Everard chevaucha en silence pendant un moment. Il n’y avait d’autre bruit que celui du cuir des selles et le frissonnement des hautes herbes.
— Oh…, finit-il par dire. Je suis navré. Désirez-vous que nous en parlions ?
— Oui. Mais il n’y a pas grand-chose à dire. Elle faisait partie des W. A. A. F., – elle s’appelait Mary Nelson, – nous devions nous marier après la guerre. Elle se trouvait à Londres en 1944. Le 17 novembre. Une date que je n’oublierai jamais. C’est un V1 qui l’a tuée. Elle s’était rendue dans la maison d’une voisine, à Streatham – elle était en permission près de sa mère. La maison a été pulvérisée, et son propre foyer n’a même pas été touché.