— Et sans bombes pour vous tomber dessus ! (La réponse de Whitcomb était un défi coléreux.)
Mainwethering avait pris ses dispositions quand ils repassèrent au bureau. Tout en fumant un gros cigare, il arpentait la pièce, ses mains potelées jointes sous les basques de son habit, et leur racontait l’histoire :
— Le métal a été identifié avec de fortes chances de probabilité. Carburant isotopique des alentours du XXXe siècle. Les recherches prouvent qu’un marchand venu de l’Empire Ing a visité l’année 2987 pour échanger ses matières premières contre leur synthrope, dont le secret s’est perdu pendant l’Interregnum. Naturellement, il a pris ses précautions, essayant de se faire passer pour un commerçant du système de Saturne, mais il a néanmoins disparu. De même que sa navette temporelle. Sans doute quelqu’un de 2987 a-t-il découvert qui il était et l’a-t-il tué pour lui prendre sa machine. La Patrouille a été avertie, mais pas trace de la machine… Elle a finalement été retrouvée dans l’Angleterre du Ve siècle par deux patrouilleurs nommés… hum… Everard et Whitcomb.
Si nous avons déjà réussi, à quoi bon nous en faire ? demanda l’Américain en souriant.
Mainwethering eut l’air scandalisé.
— Mais, mon ami ! Vous n’avez pas déjà réussi. La tâche reste à accomplir, tant aux termes de votre sentiment de la durée que du mien. Et je vous prie de ne pas croire au succès, du seul fait que l’Histoire l’a enregistré. Le temps n’a rien de rigide ; l’homme a son libre arbitre. Si vous échouez, l’Histoire changera et n’aura jamais enregistré votre succès. Je ne vous en aurai jamais parlé. C’est sans aucun doute ainsi que cela s’est passé, si je puis dire « passé », dans les rares cas où la Patrouille a rencontré un insuccès. On continue à travailler sur ces cas, et si le succès vient enfin, l’Histoire sera changée et il y aura toujours eu réussite. Tempus non nascitur, fit, si je peux me permettre cette petite variante.
— Bon, bon, je plaisantais, dit Everard. Allons-y, tempus fugit, ajouta-t-il avec une préméditation qui fit faire la grimace à Mainwethering.
La Patrouille elle-même s’avéra ne connaître que peu de choses de la période obscure où les Romains avaient abandonné l’Angleterre, où la civilisation romano-bretonne s’écroulait, et où les Saxons commençaient de survenir. Elle n’avait jamais semblé importante. Le bureau de Londres de l’an 1000 envoya les documents dont il disposait, ainsi que des vêtements qui pourraient faire l’affaire. Everard et Whitcomb demeurèrent inconscients pendant une heure sous les instructeurs hypnotiques, pour en ressortir en pleine possession de la langue latine ainsi que de plusieurs dialectes saxons et jutes, et avec une connaissance suffisante des mœurs et coutumes de l’époque.
Les vêtements étaient peu pratiques : des pantalons, des chemises et des manteaux de laine grossière, des capes de cuir, un nombre infini de lanières et de lacets. De longues perruques d’un blond de lin recouvraient leurs cheveux coupés à la moderne. On ne remarquerait pas qu’ils étaient rasés de près, même au Ver siècle. Whitcomb portait une hache et Everard une épée, l’une et l’autre faites sur mesure, en acier à haut contenu de carbone, mais ils avaient plus confiance dans leurs petits pistolets paralyseurs du XXVIe siècle, dissimulés sous leurs manteaux. Ils n’avaient pas d’armures, mais dans l’un des sacs du saute-temps, il y avait des casques de motocyclistes : ils n’attireraient guère l’attention en cette époque d’artisanat au foyer, et ils étaient beaucoup plus résistants et confortables que les articles d’origine. Ils emportaient également un pique-nique substantiel et quelques jarres pleines de bière victorienne.
— Parfait. (Mainwethering consulta une montre qu’il tira de sa poche.) Je vous attendrai ici à… disons à quatre heures ? J’aurai des gardes armés, au cas où vous amèneriez un prisonnier, et nous pourrons aller ensuite prendre le thé. (Il leur serra la main.) Bonne chasse !
Everard enfourcha le saute-temps, régla les commandes sur l’année 464 après J.-C, au tumulus d’Addleton, par une nuit d’été, à minuit, et mit le contact.
4
C’était la pleine lune. Sous sa clarté, le pays dormait, vaste et désert, l’horizon borné par la noirceur d’une forêt. Quelque part, un loup hurlait. Le tumulus se trouvait déjà là – ils n’arrivaient pas assez tôt.
S’élevant sur l’appareil antigravité, ils scrutèrent les denses ténèbres d’un bois. Un hameau s’élevait à environ un kilomètre du tombeau : une bâtisse de rondins et un groupe de bâtiments plus petits, autour d’une cour. Inondé de lune, le hameau était très calme.
— Des champs cultivés, observa Whitcomb. (Il parlait à voix basse dans le silence.) Vous savez que les Saxons étaient surtout des agriculteurs, venus ici à la recherche de terres. Songez que les Bretons ont à peu près disparu de la région depuis quelques années.
— Il faut nous renseigner sur l’inhumation, dit Everard. Repartons-nous pour trouver le moment où a été élevé le tumulus ?
— Non, il est peut-être plus sûr de se renseigner maintenant où nous sommes à une date ultérieure, et où toute effervescence qui a pu régner ici s’est apaisée.
Whitcomb acquiesça ; Everard fit redescendre l’engin à l’abri d’un taillis et fit un saut de cinq heures en avant.
Le soleil était aveuglant au nord-est, la rosée restait accrochée aux longues herbes et les oiseaux faisaient un vacarme infernal. Descendus de machine, les Patrouilleurs expédièrent le saute-temps à une altitude de quinze mille mètres, où il resterait suspendu en attendant qu’ils le rappellent à eux au moyen des radio-miniatures cachées dans leurs casques.
Ils s’approchèrent ouvertement du hameau, chassant du plat de l’épée et de la hache les chiens menaçants qui grondaient autour d’eux. La cour n’était nullement pavée, mais couverte d’un épais revêtement de boue et de fumier. Deux enfants nus, les cheveux en broussaille, les regardaient du seuil d’une hutte de torchis. Une jeune fille assise au-dehors, occupée à traire une vache rabougrie, poussa un faible cri et un valet de ferme trapu, le front bas, qui donnait à manger aux porcs, saisit son javelot. Le nez pincé, Everard souhaita que certains archéologues fanatiques des vestiges et traditions des Saxons en son propre siècle pussent visiter celui-ci.
Un homme à la barbe grise, la hache à la main, apparut à la porte de la grande bâtisse. Comme tous les individus de cette période, il était de quelques bons centimètres plus petit que la moyenne du XXe siècle. Il les examina prudemment avant de leur souhaiter le bonjour. Everard eut un sourire poli.
— Je m’appelle Uffa Hundingsson, et voici mon frère Knubbi. Nous sommes des marchands du Jutland, venus ici pour commercer à Canterbury. (Il donna le nom de l’époque, Cant-warabyrig.) Partis au hasard, de l’endroit où nous avons hissé notre bateau sur la plage, nous nous sommes égarés et, après avoir tourné en rond toute la nuit, nous avons aperçu votre maison.
— Je m’appelle Wulfnoth, fils d’Aelfred, répondit le cultivateur. Entrez vous restaurer avec nous.
La salle, vaste, sombre, enfumée, était emplie d’une foule bavarde : les enfants de Wulfnoth, leurs épouses et leurs enfants, les serfs et leur famille.
Le repas, servi dans de grandes écuelles de bois, consistait en viande de porc à demi cuite. Il n’était pas difficile de lancer la conversation : ces gens étaient aussi potiniers que les paysans isolés de tout autre endroit. La difficulté était de trouver des comptes rendus vraisemblables sur ce qui se passait au Jutland. Une fois ou deux, Wulfnoth, qui n’était pas sot, leur signala des erreurs, mais Everard lui affirma :