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Je n’en dirai pas davantage: ce sont à présent les lettres d’Ursule qui vont faire son histoire.

Lettre 1. Ursule, à ses père et mère.

[Son arrivée à la ville.].

16 octobre 1749.

Mon très cher père et ma très chère mère,

Je vous écris ces lignes, pour vous présenter mes respects, et pour vous remercier de la bonté que vous avez eue de m’envoyer ici, où j’ai trouvé une dame aimable et respectable qui m’a prise en amitié, et qui aime bien aussi mon frère Edmond, qui est un bon cœur, et qui nous aime comme notre chère bonne mère lui a recommandé de nous aimer, quand il serait à la ville; et comme elle nous recommandait de songer à nous pousser tous les uns les autres, en nous attirant où il serait, pour nous rendre service, et nous procurer ses connaissances, quand il en aurait de bonnes; aussi fait-il, et je puis bien dire que ce n’est pas à cause de mon petit mérite que l’aimable Mme Parangon m’aime, mais à cause d’Edmond qui se fait aimer et bien venir de tout le monde par sa douceur et ses bonnes façons dont je souhaite que vous receviez le contentement et la joie, mon très cher père et ma très chère mère, que Dieu bénisse, comme votre fille souhaite que vous lui donniez votre heureuse bénédiction. Je vous dirai qu’il y a ici une bonne dame Canon qui m’aime bien aussi, et qui est la tante de Mme Parangon, qui m’a mise chez elle, où je suis fort bien, avec deux autres jeunes demoiselles, en attendant une troisième, que je désire beaucoup, car c’est Mlle Fanchette C**, la sœur de Mme Parangon, qui est jeune, comme le sait bien ma bonne chère mère, car je crois qu’elle n’a que onze ans; et c’est tant mieux! car les deux demoiselles d’ici sont trop spirituelles pour moi, et il me semble que je serai plus à mon aise, quand j’aurai la jolie petite demoiselle Fanchette pour causer; car elle doit être bien jolie, si elle tient de sa sœur, et bien bonne! ce qui me sera d’autant plus agréable que les deux demoiselles, qui se nomment Mlles Robin, s’en vont retourner chez leurs parents, et que je n’aurai plus que la nouvelle. Autre chose ne vous puis mander, mon frère vous ayant écrit mon arrivée ici, et le pauvre petit frère Bertrand vous l’ayant contée. Je suis avec une respectueuse et filiale tendresse, très cher père et très chère mère,

Votre tendre et toute obéissante fille,

URSULE R**.

Je vous dirai qu’après ma lettre finie, mon frère est venu chez Mme Canon, et que j’ai entendu qu’il me demandait pour aller chez Mlle Manon Palestine; mais qu’on ne lui a pas accordé sa demande, et que nous allons partir avec Mme Parangon pour Seignelais, à deux lieues d’ici, où nous resterons quelques jours, Mme Canon y ayant affaire pour vendre le reste du bien qu’elle y possède avant de se fixer à Paris.

Lettre 2. Ursule, à Mme Parangon.

[Elle est revenue au village, et elle s’ennuie chez nous de la ville.].

12 novembre.

Madame et très respectable amie,

Je prends la liberté de vous écrire, dans l’ennui que me laisse votre absence; car, en vérité, il me semble que du depuis que je vous ai vue, ce ne soit plus ici chez nous, puisque je m’y ennuie, et m’y trouve étrangère, mais que c’est où vous êtes qu’est mon pays; aussi suis-je bien fâchée de cette vilaine aventure qu’on a fait arriver à mon frère, et qui est cause qu’on m’a remmenée, et je vous prie bien instamment, très chère madame, de me faire encore redemander, si pourtant c’est votre bon plaisir; mais en vérité ce doit l’être, puisque je ne suis ici occupée que du souhait de vous revoir et d’être auprès de vous. Je voudrais savoir à présent ce que pense et ce que fait la Mlle Manon? Elle a dû être bien attrapée! je n’ai parlé de rien ici, qu’à ma belle-sœur future Fanchon qui est prudente, et qui se comporte avec moi comme une véritable amie; et elle a été bien étonnée de tout ça! Et une chose qui m’a surprise de sa part, c’est qu’elle a pris son parti, de Mlle Manon, je veux dire d’après tout ce que je lui ai conté, tantôt en l’excusant, et tantôt en ne croyant pas ce qu’il y avait de pis; et elle m’a dit, qu’elle aimerait mieux mourir que d’en ouvrir la bouche: car elle dit qu’une pauvre fille est déjà assez à plaindre d’avoir été comme ça attaquée par des hommes, si fins qui ont le dessus d’elle, par leur âge et leur expérience, et qu’il faudrait tout entendre et tout voir pour la juger. Mais moi, je suis; un peu plus rigoureuse, je vous l’avoue, ma chère Madame, et il n’y a expérience et finesse des hommes qui y tienne; on voit bien quand ils nous veulent attraper, et ils ne nous attraperaient pas, si nous n’avions un tant fait peu envie d’être attrapées: ainsi je pense au sujet de Mlle Manon, tout comme vous, Madame, et Mlle Tiennette; mais je suis bien aise que ma belle-sœur pense comme elle pense, parce que mon frère aîné aura une bonne femme, et c’est ce qu’il faut ici. Quant à mon frère Edmond, je crois qu’il ne m’oublie pas auprès de vous, et qu’il me rappelle à votre souvenir, toutes les fois qu’il a le bonheur de vous parler à part. Il était, jaloux de moi; mais c’est moi qui la suis de lui à présent qu’il vous voit tous les jours, et que je ne vous vois plus, et je lui en voudrai, si je le puis, s’il n’emploie pas tout pour me ravoir, et me donner à celle que lui et moi nous regardons comme notre protectrice. Qu’est-ce qu’on veut à présent que je fasse ici? En vérité, j’y mourrais plutôt fille que de me voir faire la cour, comme la font nos patauds, même ceux qui veulent faire les polis.

Comme vous m’aviez demandé une fois la manière de faire ici l’amour, il faut, pendant que j’en ai le temps, que je vous conte ça, ma chère Madame, quoiqu’on ne me l’ait guère fait encore pour mon compte: mais j’ai vu ça aux filles du village, et quelquefois à mes deux sœurs aînées. Pendant le jour, on ne se dit rien; mais cependant quand on se rencontre, on se regarde avec un rire, niais, et on se dit: «Bonjou, Glaudine, ou Matron?» «Bonjou don, Piarrot, ou Tounias, ou Jaquot», répond la fille, en rougissant d’un air gauche, et en marchant de travers, un peu plus vite qu’elle ne faisait auparavant. Mais le beau, c’est le soir. À l’heure où sortent les chauves-souris et les chats-huans, les grands garçons après leur souper, rôdent dans les rues, cherchant les filles. Je dis les grands garçons, parce qu’on n’est ici grand garçon qu’à vingt ans passés; et alors, on est accepté à payer la maîtrise au maître garçon, c’est-à-dire le plus âgé, ou le plus ancien passé maître des garçons; elle est de vingt sous qu’un garçon est quelquefois un an à amasser dans notre pays, tant l’argent y est rare! Les grands garçons rassemblent plusieurs maîtrises, comme trois ou quatre, et cela sert à les régaler un dimanche au soir, et à donner une danse, au son du hautbois. Si un garçon s’immisçait de rôder avant l’âge de vingt ans, pour chercher une maîtresse le soir, ou avant d’avoir payé sa maîtrise, les grands garçons portent chacun leur houssine, avec laquelle ils le rosseraient d’importance. Quant aux maîtres garçons ils ont toute liberté; ils vont à toutes les portes, cherchant les filles, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une maîtresse. Et quand ils en ont trouvé une, ils le déclarent au maître garçon, qui en donne avis aux autres, en ces propres termes: «Mes amis, Jaquot tel, ou Giles tel, va à Margot, Jeanne ou Reine telle; ainsi, au cas où personne n’aura jeté ses vues sur elle, il ne faut pas le troubler; mais le laisser tranquille, jusqu’à conclusion de mariage en face d’église.» Les autres garçons répondent l’un après l’autre, et s’il y a rivalité, celui qui est rival, le déclare. Le maître garçon leur dit alors: «Mes amis, jalousie ne vaut rien; une fille est une fille, et il y a plus d’une fille dans le village, voire même dans les autres villages; par ainsi, je vous conseille de vous accorder, ou de tirer à la courtepaille, à qui l’aura?» Et ordinairement les garçons acceptent de tirer, et tout est dit: mais s’ils persistent chacun, alors le maître garçon se borne à leur défendre les voies de fait, sous peine, pour l’agresseur, d’avoir tous les garçons sur le corps, et d’être rossé. Et le maître garçon leur dit: «Courez-en donc l’aventure, et que les parents en décident: mais quand ils auront décidé, ainsi que la fille, j’entends que le refusé se retire.» Et quand la fille veut l’un, et les parents l’autre, les grands garçons ne se mêlent pas de décider; ils laissent faire les deux rivaux, en défendant seulement les voies de fait. Mais tout cela est rare; le plus souvent, à l’entrée de l’hiver, les garçons se partagent les filles, soit au sort, soit en choisissant, et chacun va tout l’hiver à celle qui lui est échue. Voilà comme les filles sont ici traitées; elles n’ont seulement pas la satisfaction de recevoir celui qui leur plairait le mieux, et souvent il faut qu’elles aient tout l’hiver à côté d’elles, à la veillée, ou devant la porte, quand il fait clair de lune, un gros pacant qu’elles détestent. Il faut à présent vous dire, comme les filles voient leur galant, et ce qu’elles mettent du leur, en faisant l’amour. Les garçons vont vers la fille, longtemps avant de parler aux parents, pour voir si elle leur plaira, et s’ils lui plairont. Pour cela ils rôdent quelquefois des mois entiers autour de la maison, avant de lui pouvoir parler. On en cause dans le pays, et la fille apprend que Piarrot ou Jaquot tel rôde autour de la maison pour elle. Un soir, par curiosité pure, elle prend un prétexte pour sortir, comme d’avoir oublié de fermer le poulailler, l’écurie aux vaches, ou de leur avoir donné de la paille pour leur nuit, etc. Les parents n’en sont pas la dupe: si le garçon leur convient, ils ne disent mot, et la fille sort. Si au contraire il ne leur agrée pas, la mère ou le père se lève, repousse la fille sur sa chaise, ou sur sa selle, en lui disant, Tîns-te là; j’y vas moi-même: et alors le garçon, ne voyant pas sortir la fille, prend le parti d’entrer dans la maison, en disant aux parents, V’lez-vous m’ permette d’approcher de vote fille? On ne le refuse jamais net: on lui dit de s’asseoir. Il se met à côté d’elle, et on lui fait bonne ou mauvaise mine, jusqu’à ce qu’il s’attire un refus, conçu en ces termes: Tîns-te chez vous. Mais si on a laissé sortir la fille le soir, alors le garçon l’approche en câlinant: «Où qu’vou allez donc, Jeanne? – Donner de la pâille à nos vaches… – J’vas donc vou ainder? – Ça n’est pas de refus, Jaquot.» Et il lui aide. Elle sort ensuite tous les soirs, et elle trouve toujours Jaquot. On s’assit dans un coin obscur: la fille ou file, ou teille le chanvre, et alors le garçon lui aide et on cause. Les dimanches, on cause sans rien faire, et c’est le jour où le garçon se hasarde d’embrasser; il est rare cependant que les filles ne soient pas sages. Quand il commence à faire froid elle l’invite à entrer à la maison; il accepte, si elle lui a plu; car c’est un premier amour d’essai qu’ils ont là fait jusqu’à ce moment. On fait ordinairement l’amour deux ou trois ans, et il n’est guère question de mariage le premier hiver (à moins qu’il n’y ait milice), et les parents de la fille ne s’avisent guère de faire au garçon la demande ordinaire: «Qu’est-qu’ tu viens faire ici, Jaquot?» que le second hiver de la fréquentation.