Выбрать главу

Je me disais parfois : « Fais ça, ou autre chose. Charge ton fusil, ou allume une cigarette. » Les balles n'entraient pas parce que le chargeur était plein, et je ne me rappelais pas l'avoir chargé. Je me mettais une cigarette aux lèvres, et j'en fumais déjà une.

Mais j'avais maintenant une mission. Jusqu'alors, je m'étais contenté de résister pour résister, sans aucun espoir à l'horizon. Maintenant, pour la première fois, je contrôlais une initiative. Une fois la décision prise, je me déplaçais dans la forêt avec l'esprit léger des guérilleros. Je portais des vêtements discrets ; des tons neutres et, dans la mesure où ma garde-robe me le permettait, je choisis des couleurs similaires à celles de la végétation qui allait m'accueillir. Les gants de cuir rendraient le froid et les ampoules plus supportables. Je me plaçai à quatre-vingts mètres environ du phare. N'importe quel franc-tireur aurait choisi cet endroit privilégié. Derrière moi, la végétation était suffisamment épaisse pour éviter que les clairières ne découpent ma silhouette. Devant, me camouflant, la dernière ligne d'arbres, qui ne m'empêchait pas de voir parfaitement la porte et le balcon. Je m'approchai d'une branche haute et solide. Elle présentait une concavité qui permettait d'assurer la position du fusil. Je visai la porte. S'il sortait par là, c'était un homme mort. Mais il ne donna pas de signes de vie, n'apparut pas de la journée, et quand le crépuscule fit acte de présence je n'eus pas d'autre solution que de me retirer par peur des monstres.

Heureusement, ce fut une nuit tranquille, pour ainsi dire. Ils n'attaquèrent pas la maison. Je crois que certains rôdèrent à proximité du phare, parce que je les entendais, et à cause d'un coup de feu isolé de Batís, mais rien de plus. Je me sentais incapable de tirer des conclusions. Je leur avais peut-être donné une bonne leçon. Les tirs à travers la porte avaient nécessairement dû en blesser quelques-uns. Peut-être que, simplement, cette nuit ils n'avaient pas trop faim. Comment le savoir ? Ils ne suivaient aucune logique, et encore moins de stratégie militaire. Au dernier moment, je m'offris le luxe de fermer les yeux dans un simulacre de repos, une détente fausse mais séduisante. Au premier soupçon de clarté, j'occupais à nouveau mon arbre.

Cette fois, je n'eus pas à l'attendre trop longtemps. Cela ne faisait pas une demi-heure que je guettais quand il sortit sur le balcon. A moitié nu, exposant au monde un torse de boxeur vétéran. Les bras écartés, il s'appuyait sur la rambarde oxydée ; immobile, les yeux clos, le menton relevé, nourrissant son visage à notre triste soleil. Il rappelait une statue d'un musée de cire. Il constituait une cible parfaite. J'appuyai la crosse contre mon épaule, fermai l'œil gauche. Au-delà du canon se trouvait sa poitrine. Mais j'hésitai. Et si je le manquais ? Et si je ne faisais que le blesser, gravement ou légèrement ? S'il parvenait à se réfugier à l'intérieur, je perdrais tout. Même s'il mourait après une longue agonie, Batís aurait déjà refermé le blindage du balcon. Avec une corde et un grappin, je parviendrais à l'escalader, oui, mais pas à forcer les plaques en fer, volets rajoutés aux fenêtres du balcon. Je me dis tout cela et aussi : « Non, non, ce n'est pas ça et tu le sais. »

Simplement, je ne pouvais pas le tuer. Je n'étais pas un assassin, pour autant que les circonstances m'y poussent. Tirer sur un homme était autre chose que de viser un corps ; c'était tuer tout le temps qu'il avait vécu. Batís était dans le point de mire et je pouvais voir sa biographie. J'imaginais le temps d'avant le phare. Contre ma volonté, s'imposant à moi, mon esprit recréait la stupéfaction de Batís enfant, encore très loin du voyage qui le conduirait sur l'île ; ses maigres succès de jeunesse, les déceptions et les frustrations provoquées par un monde qu'il n'avait pas choisi. Combien de coups avait-il reçus des mains mêmes de ceux qui avaient la mission suprême de l'aimer ? Maintenant qu'il était réduit à la condition de cible, sans défense, toute sa vulnérabilité remontait. Pourquoi était-il parti vers ce phare ? Était-ce un être cruel, ou seulement une catapulte de la cruauté ? Batís n'était qu'un homme qui prenait le soleil, à demi nu. Il ne portait aucun uniforme qui justifiât la balle. Et si voler la vie d'un être humain est déjà une mission douloureuse, le tuer quand il se contentait de prendre le soleil me semblait — voyez comment sont les choses — beaucoup plus abominable.

Je descendis de l'arbre profondément indigné contre moi-même. Je rentrai à la maison et me punis en me donnant des coups de poing sur la tête. « Idiot, idiot, me disais-je, tu es un idiot. Pour les monstres, dévorer un saint ou un dépravé, c'est la même chose : de la chair. Tu es sur l'île, l'île de toutes les infamies. Ici, ni l'amour du prochain, ni la philosophie, ni le poète ni le généreux ne survivent, juste un Batís Caffó. » Je parcourais le chemin qui menait à la maison, donc, et m'arrêtai devant la fontaine. Depuis que j'avais débarqué, je n'avais bu que du gin. Je me penchai sur le seau de Batís, qui était toujours là. Mais, avant de boire, j'observai le reflet dans l'eau.

J'avais du mal à croire que ce fût moi. Quatre jours d'insomnie et de combat avaient provoqué des ravages. Ma barbe avait poussé ; j'étais pâle, d'une pâleur de mort. Les yeux, surtout, appartenaient à un fou irrécupérable. Les iris bleus étaient des îles cernées d'un rouge intense. Plusieurs cercles violacés se disputaient les paupières et leurs abords. Le froid et la peur m'avaient brûlé les lèvres. A travers le bandage de ma blessure au cou, épais comme une écharpe, apparaissaient des croûtes de sang séché, des caillots à demi humides et du pus. Mon corps avait oublié l'art de la cicatrisation. Des ongles rongés. Une sorte de couche de goudron me recouvrait les cheveux. Je saisis une mèche au-dessus de mon oreille, et découvris avec une immense stupéfaction que la couleur avait viré à un gris blanchâtre. Je plongeai la tête dans le seau et la frottai avec l'insistance d'une mouche. Mais cela ne me suffisait pas. Une saleté biblique sculptait mon anatomie. Je me défis de mon fusil, des munitions et des couteaux, ôtai mon manteau, mes pulls en laine, chemises, bottes, chaussettes et pantalon, me déshabillai, comme si une épidémie avait infecté chaque pièce de vêtement qui me protégeait, puis escaladai le mur d'où sortait la source.

Là-haut, la pluie nocturne avait créé une sorte de réservoir d'eau. L'eau ne m'arrivait qu'aux chevilles. Je me laissai tomber dedans. Le froid exerçait une influence bienfaisante. Je l'appréciais, parce qu'il revitalisait mes sens, j'acquérais de la lucidité et gagnais de la vigueur. Je pensai à Batís, naturellement. La fontaine pouvait constituer un bon piège. Tôt ou tard, il viendrait chercher de l'eau. Une embuscade. Il serait sans défense, pris de court, et je le capturerais à la pointe de mon fusil sans avoir besoin d'en passer par l'homicide. Je le soumettrais, je ferais de lui un otage. Je l'attacherais avec des chaînes à l'intérieur du phare. Et quand apparaîtrait le premier bateau à l'horizon, je communiquerais en morse avec lui au moyen du projecteur. Devait-on juger Batís par la voie pénale, ou l'enfermer dans un asile d'aliénés pour le restant de ses jours ? C'était secondaire.