Les nuages filtraient des colonnes de lumières fines et denses. Le ciel me dédiait un opéra de lumières. Les abords de la pièce d'eau étaient recouverts de mousse, au toucher mou et agréable. Mais je n'étais pas pressé de sortir. Mes membres s'étaient habitués à la température. Je flottais, en regardant le firmament ; c'était le premier moment que je m'accordais depuis que j'avais débarqué.
J'en étais là quand j'entendis des pas s'approcher. Afin de ne pas être repéré, je m'immergeai entièrement, à part la tête. Dans ma position il ne m'était pas possible de le voir, mais il ne fallait pas faire preuve d'une grande imagination pour comprendre que Batís avait choisi ce moment précis pour se rendre à la fontaine. Il arrivait avec d'autres seaux, ainsi qu'en témoignait le bruit du métal transporté. Je maudis le sort. Que pouvais-je faire ? C'était une question de secondes avant qu'il ne découvre mes vêtements et, pis encore, le fusil. Sa réaction, imprévisible. Peut-être partagerait-il la fontaine sans aucune gêne ? Mais les fous ont une perception très aiguë des choses ; je le croyais fort capable de deviner mes intentions. Et je me trouvais désarmé. Ce fut une brève méditation. Je n'avais pas tellement le choix, en fait. Si par miracle Batís se retirait en ignorant les vêtements, il mettrait des jours à revenir à la fontaine. Pendant ce temps, les monstres disposeraient d'un nombre infini de possibilités de me liquider. Je tendis l'oreille. Il est juste devant le tuyau, je l'entends remplacer un seau par un autre. Il s'arrête. Il voit les vêtements par terre. Il vient de se rendre compte qu'il y a quelqu'un d'autre. Un saut de panthère et les deux corps roulent ensemble. Il se retrouve sous moi, je le ceinture avec les jambes. Je lève le poing mais sans consommer l'agression. Ce n'est pas Batís. C'est un monstre.
Je bondis à nouveau, cette fois afin de m'éloigner le plus possible. Mais ce soubresaut comportait un doute. Les monstres étaient des machines à tuer. Et j'avais renversé un poids délicat, fragile. Les seaux roulaient encore à terre, s'entrechoquant dans un bruit de ferraille. J'observai avec prudence et à distance, comme ces chats que la curiosité empêche de fuir.
Il ne bougeait pas de là où il était tombé. Il faisait des bruits pitoyables d'oisillon blessé. Une puanteur de poisson pénétrait dans mes narines. Je me traînai, et pour mieux l'observer je lui écartai les bras du visage, geste par lequel il cherchait à se protéger. C'était l'un des monstres, cela ne faisait aucun doute. Mais chez lui les traits du visage s'adoucissaient jusqu'à l'indicible. Visage arrondi et crâne chauve. Les sourcils étaient des lignes au style élaboré, telle une calligraphie sumérienne. Des yeux bleus, mon Dieu, quels yeux, quel bleu. Un bleu de ciel africain, non, plus clair, plus pur, plus intense, plus brillant. Le nez fin, pointu, discret, l'arête centrale plus basse que les ailes. Les oreilles, petites en comparaison des nôtres, avaient la forme d'une queue de poisson ; chacune se divisait en quatre petites vertèbres. Des pommettes très effacées. Le cou très long, et tout le corps recouvert par une peau d'un gris clair avec des reflets verts. Je le touchai du bout des doigts, encore méfiant. Il avait la froideur d'un cadavre et la texture d'un serpent. Je lui pris une main. Elle n'était pas comme celle des autres monstres. La membrane, plus courte, arrivait à peine à la première articulation. Il poussa un cri de panique. Ce fut le détonateur pour que je le frappe sans pitié, qu'on ne me demande pas pourquoi. Il criait et gémissait. Il portait simplement un pull, si long qu'il lui servait de jupe. Je lui saisis la cheville gauche. Je relevai le corps, comme s'il s'était agi d'un nouveau-né, pour mieux l'observer. C'était une femelle, oui. Le sexe n'était recouvert par aucun duvet pubien. Elle agitait désespérément les pattes. Je pris le Remington et la frappai avec la crosse, jusqu'à ce qu'un coup particulièrement cruel à l'aine la fît se tordre comme un ver. Elle se couvrait de ses deux bras et gémissait, les joues collées à terre.
Le pull et les seaux m'indiquaient que Batís entretenait une relation avec cette bestiole. D'où la sortait-il et quelle valeur pouvait-il lui accorder ? Je ne parvenais pas à le déterminer. Le fait est qu'il lui avait appris certaines choses, comme on fait avec les saint-bernard. Elle portait des seaux, par exemple. Il avait également pris la peine de l'habiller. Un pull dont même les mendiants turcs n'auraient pas voulu. La conjonction d'un pull si troué et si sale et d'un corps né sous les océans avait pour résultat un ensemble insupportable, plus grotesque que ces ridicules petits chiens que les dames anglaises habillent avec de la laine de première qualité. Mais si Caffó faisait des efforts pour elle, c'était parce qu'il lui accordait une certaine estime. La meilleure façon de dissiper mes doutes était de la prendre en otage. Si Caffó éprouvait de l'intérêt pour elle, il viendrait la chercher. Je la relevai en la tirant par le coude. Je lui enfonçai un seau sur la tête pour l'aveugler. Elle tremblait. Les seaux étaient réunis par une corde que je mis à profit pour lui attacher les mains. Mais je ne dissimulai pas les traces de lutte, pour que Batís le sache et me suive. Un coup de crosse et nous nous dirigeâmes vers la maison.
Je la posai sur un tabouret. Je lui retirai le seau de la tête et, pendant un long moment, je restai assis devant elle. Du sang bleu lui tachait les commissures des lèvres. Son cœur battait au rythme de celui des lapins. Elle ne respirait qu'avec le haut des poumons. Elle avait le regard perdu et je passai un doigt d'hypnotiseur devant ses yeux. Elle le suivait vaguement. Elle se fit dessus sur le tabouret. Je regardai par la fenêtre qui donnait sur le sentier qui conduisait à la forêt.
Batís ne vient pas. Je m'énerve. D'une gifle, très violente, elle tombe à terre. Cette fois elle ne pousse aucun cri. Elle reste dans un coin, recroquevillée, se protégeant la tête de ses mains attachées.
Midi passé. La lumière s'estompe. Pas de nouvelles de Batís. Naturellement, je n'avais pas la moindre intention de garder la femelle. Si dans des conditions normales les monstres étaient redoutables, de quoi seraient-ils capables quand ils sentiraient sa présence ? Elle avait une peau fine de dauphin, tendue comme les cordes d'un violon. Elle semblait jeune et fertile. En ce qui concerne la reproduction, la nature connaît une vaste gamme de moyens. Elle pouvait peut-être communiquer avec ses congénères par des mécanismes invisibles pour l'être humain. J'étais sur le point de la sacrifier d'un coup de feu.
Mais quand le soleil commençait à descendre un coup de fusil perfora la fenêtre.
— Sale bâtard ! brama une voix inconnue. Pourquoi me déclarez-vous la guerre ? Vous n'avez pas assez à faire avec les faces de crapaud ?
— Et vous, Caffó ? criai-je dans le vide. Vous préférez gâcher les maigres munitions qu'il vous reste avec moi ?
— Voleur ! Sie bescheissenes Arschloch !
Un nouvel impact. Le projectile s'incrusta dans un angle du cadre, une pluie de sciure m'éclaboussa. Je plaquai la bestiole contre la fenêtre :
— Tirez maintenant, Caffó ! Vous l'aurez peut-être !
— Laissez-la !
Pour toute réponse, je lui tordis le bras. La bestiole cria. Des cris répliquèrent, indignés, sortant de quelque point de la forêt. C'était exactement ce que je cherchais. Je me mis à rire :
— Qu'est-ce qu'il y a, Caffó ? Cela vous déplaît ? Alors écoutez ça !
De ma botte, je lui écrasai le pied nu, des hurlements de douleur se répandirent dans la forêt.
— Arrêtez ! Non, ne la tuez pas ! Que voulez-vous ? Que voulez-vous ?