— Je veux que nous parlions. Face à face !
— Sortez, et nous parlerons !
Il n'avait pas médité sa réponse, trop rapide, et donc peu sincère.
— Vous avez perdu la tête, ou vous me prenez pour un imbécile ? C'est vous, qui allez sortir de là. Tout de suite !
Il ne répondit pas. Ce que je redoutais le plus, c'était que Batís s'en aille, tout simplement.
Pourquoi ne partait-il pas ? Je ne pouvais comprendre son estime pour la bête. De nombreux paysans irlandais tueraient leur voisin pour une vache. Mais aucun ne jouerait sa vie pour une louve. J'avais en mon pouvoir quelque chose dont il m'était impossible de déterminer la valeur. Il me sembla voir bouger des branches.
— Caffó, sortez, criai-je. Tout de suite !
Pour lui dire cela, j'avais écarté la mascotte de la fenêtre. Je vis les deux canons de son fusil sortir de là, et des lumières jaunes les éclairer. Les balles de Batís étaient d'authentiques explosifs à fragmentation. Il me manqua d'un cheveu. Le montant supérieur de la fenêtre se détacha, brisé. Une esquille se ficha dans mon sourcil. Une blessure bénigne, mais qui déclencha une fureur jupitérienne. Je transformai la bête en tapis, allongée par terre, où je la maintenais sous la pression d'une botte. Ainsi, j'avais les mains libres pour manipuler le fusil et truffer la végétation de plomb. Je tirais à hauteur de poitrine, couvrant tous les angles. Il pouvait se trouver n'importe où mais je l'obligerais ainsi à se baisser. Ensuite, je dis une chose à laquelle il ne répondit pas. Que voulait-il ? Me prendre d'assaut ? L'initiative qui correspond à l'assaillant lui revenait. Je n'eus pas d'autre solution que de bondir de fenêtre en fenêtre, frénétiquement, sans savoir par où il allait m'attaquer. Si Batís parvenait à gagner le mur extérieur c'en était fait de ma sécurité. Je le vis par la fenêtre arrière : il faisait le tour de la maison, par la plage, afin de m'attaquer dans le dos. Je tirai, mais le terre-plein de la côte le protégeait.
— Je vous tuerai ! me menaça-t-il en se baissant. Par saint Christophe, je vous tuerai !
La situation tactique ne rendait pas justice à ses paroles : Batís était bloqué. Tant qu'il resterait allongé sur le sable, je ne verrais pas sa silhouette. Mais, tôt ou tard, il devrait quitter la plage, par la gauche ou par la droite, et à ce moment il constituerait une cible idéale. S'il ne partait pas, ce serait pire : quand la nuit arriverait, les monstres seraient certainement très contents de le trouver là, allongé sur la plage.
— Vous devez vous rendre ! dis-je. Rendez-vous, ou je vous tuerai tous les deux !
Prenant des risques, se décidant beaucoup plus rapidement que je ne m'y attendais, Batís sauta sur la droite. Il courait, penché, et criait comme une soprano, en tenant la note. Je n'eus le temps de tirer qu'à deux reprises. Les balles se perdirent dans la mer et lui dans la végétation.
L'échange de coups de feu prit fin. Avait-il regagné le phare ? C'était peut-être ce qu'il voulait me faire croire. Quoi qu'il en soit, je n'attribuais pas à ce genre d'homme la vertu de la patience. J'attachai une corde au cou de l'otage. L'autre bout au pied du lit. Puis j'ouvris la porte et la jetai dehors d'une poussée. J'étais sûr que Batís souffrirait à cette vision, peut-être commettrait-il une imprudence. La bête hésita. Puis elle courut quelques mètres, se croyant libre, jusqu'à ce que la corde se tende et que son propre élan la fasse tomber.
Pendant quelques minutes il n'y eut aucune réponse. Je guettais par la fenêtre ; je voyais la bestiole attachée, à terre et déconcertée. Elle faisait parfois des mouvements identiques à ceux d'un chien attaché qui veut revenir près de son maître. Elle renonçait, se reposait puis recommençait. Mais, soudain, un projectile bien dirigé trancha la corde. Ce qui suit ne s'explique que par une folie commune : au lieu de nous tirer dessus, nous commençâmes tous deux une course frénétique derrière l'otage. Je sortis de la maison et lui d'un point de la forêt. Mais Batís était plus loin. D'une main, je saisis le cou de la bestiole, qui ne réagissait pas, de l'autre je soutenais le fusil. Mon bras était trop faible pour utiliser un fusil comme un pistolet et je le manquai. Caffó agita tout son corps, une boule de poils et de cheveux au vent, le harpon toujours dans le dos. Il ne pouvait pas me tirer dessus par crainte de blesser celle qu'il voulait sauver.
— Rendez-vous ! lui intimai-je. Vous êtes mort !
Il me cracha dessus et courut vers la forêt dans un zigzag très habile. Cela me permit de vérifier une vieille leçon : il n'est pas facile de tuer un homme qui sait bouger. Sans balles dans mon Remington, frustré par mon tir de milicien qui louche, je regagnai le refuge en frappant l'otage avec la crosse de mon arme.
Le soir tombait sur la terre comme un parapluie. Je voyais la forêt avec un fugitif dedans, moi-même avec un fusil dans les mains, sur une île infestée de monstres, une salamandre marine à mes côtés, et tout était incroyablement fantastique. Il n'y avait pas quatre jours, je discutais politique irlandaise avec un capitaine de la marine marchande. « Tout cela n'est pas réel, me dis-je, et aussi : si, si, ça l'est », et pendant que je discutais avec le monde sur son bon sens un tir me réveilla. Nous étions entre deux lumières, et, au moment où je pensais davantage aux monstres qu'à Caffó, une voix puissante dit :
— Comment savoir si vous n'allez pas me tirer dessus ?
— Parce que j'aurais déjà pu vous liquider, et je ne l'ai pas fait ! répondis-je immédiatement. Vous aimez les bains de soleil, Caffó ? Vous aimez sortir sur votre balcon tôt le matin, à moitié nu ? Je vous ai eu dans mon point de mire. Je n'avais qu'à presser sur la gâchette et à vous faire sauter la tête.
Et j'ordonnai avec une mentalité de sergent :
— Montrez-vous une bonne fois pour toutes, bon sang ! Montrez-vous !
Une hésitation et il sortit de la forêt, enfin.
— Jetez votre fusil, ordonnai-je, et agenouillez-vous.
Il lui en coûtait, mais il obéissait. A genoux, impassible, Caffó ouvrit les bras comme pour dire : me voici.
— Maintenant sortez, vous ! exigea-t-il, les mains sur la nuque. Avec elle, avec elle !
Je l'utilisai comme bouclier, devant moi. Quand nous fûmes près de lui, je la poussai contre le corps de Batís. Je les tenais en joue avec mon fusil. Caffó l'examina comme un vétérinaire l'aurait fait pour une chèvre malade.
— Vous ne vous rendez pas compte que ce liquide bleu est son sang ? protesta-t-il, lui nettoyant une lèvre et le nez avec un mouchoir sale. Elle est blessée !
— Qu'attendiez-vous d'un républicain ? demandai-je avec une ironie cruelle. Batís regarda d'un côté puis de l'autre, puis il me regarda moi :
— Très bien, la nuit tombe. Que voulez-vous ?
— Vous le savez.
Je m'assis, le fusil en travers des genoux. Soudain, la situation était très pacifique. Un instant plus tôt nous voulions nous trancher la gorge, et maintenant nous échangions des idées. Nous étions comme deux Phéniciens qui ont brûlé toute leur énergie dans un marchandage plus théâtral que réel. L'île était un endroit étrange.
— Je devrais vous tuer, tout de suite, mais je ne le ferai pas, commençai-je, sur un ton conciliant. En fait, rien de ce qui se passe sur cette foutue île ne m'intéresse. Pour des raisons que j'ignore, vous ne voulez pas l'abandonner. Vous avez eu l'occasion de le faire, quand j'ai débarqué, et vous n'avez pas ouvert la bouche. Très bien, restez, si c'est ce que vous souhaitez. Mais, moi, je veux sortir de là, sain et sauf.
Je désignai le phare :
— Je compte y entrer, avec ou sans vous. Je compte y entrer et survivre. Bientôt un nouveau bateau passera. Nous le préviendrons en morse depuis le phare et j'irai dans un endroit plus tranquille. Voilà tout. Naturellement, vous pourrez garder mes provisions. Et les armes. J'ai deux Remington et des milliers de balles. Je suis sûr qu'ils vous seront utiles.