Je vis ses dents cariées, il avait la bouche à demi ouverte dans un sourire incompréhensible. Il sortit une petite gourde en aluminium et en but une gorgée. Il ne m'en offrit pas.
— Vous ne comprenez pas. Cet îlot est situé à l'écart de toutes les routes commerciales. Il ne passera aucun bateau avant la relève du climatologue. Dans un an.
— Pourquoi me mentez-vous ? bondis-je. Il y a un phare ! Et les phares sont construits dans des zones de circulation maritime.
Il fît un signe de dénégation de la tête. Il parlait avec une cigarette qu'il finit par jeter :
— Je sais que cette route est abandonnée depuis des années. Ils voulaient faire de l'île un pénitencier pour les dirigeants boers. Quelque chose dans le genre, je ne sais pas. Mais les cartes nautiques des lieux sont anciennes, et elles se trompaient sur les dimensions de l'île. Ici, même la garnison affectée au pénitencier ne tiendrait pas. Ils la croyaient plus grande que ça — et il fit du bras un geste qui englobait tout. Les travaux avaient été commandés à une entreprise privée. Quand les arpenteurs vinrent, ils se rendirent compte que le projet n'était pas viable, naturellement, et ils justifièrent le budget avant qu'un général ne l'annulât. Le phare était inclus dans les plans du pénitencier, aussi décidèrent-ils de le construire pour que personne ne pût les accuser d'utiliser frauduleusement les deniers de l'armée. Une question administrative. Ils le bâtirent et s'en allèrent, soupira-t-il, sarcastique. Ils auraient pu faire l'économie de leur maudit phare ; aucun inspecteur des travaux publics ne viendra ici. Surtout depuis que les Anglais en ont cédé le titre à la souveraineté internationale. Qu'est-ce que cela suppose en pratique ? Eh bien, qu'il appartenait à l'armée, et qu'aujourd'hui il n'appartient à personne.
Je m'assis à nouveau. Je ne comprenais vraiment rien.
— Je ne le crois pas ! Si c'est le cas, que faites-vous ici ? Vous occuper d'un phare qui ne sert à aucune route ?
Son humeur changeait ; il avait craint le pire pour la bestiole, et le fait de l'avoir récupérée agissait comme un baume. Il se mit à rire et, cette fois, me passa la gourde. Elle contenait une liqueur froide et aigre. Le geste valait bien plus que la boisson.
— Je n'étais pas affecté au phare. Je suis le précédent climatologue. Enfin, je n'ai jamais eu aucun titre, mais la corporation n'était pas trop regardante sur les qualifications du personnel qu'elle envoyait là — il fit une pause. Pour le phare, c'est un marin du bateau qui m'a amené sur l'île qui me l'a expliqué, un Sud-Africain qui avait eu vent de l'histoire.
D'un geste, il me demanda la gourde, but une gorgée et ajouta :
— Hallo, Kollege. Pourquoi êtes-vous venu ?
« Les vainqueurs ne mouillent jamais dans ces parages. Jamais. Les hommes honnêtes et honorables non plus. Et vous ? Votre femme s'est enfuie avec un ingénieur des chemins de fer ?Vous n'aviez pas le courage de vous engager dans la Légion étrangère ? Vous avez escroqué la banque dans laquelle vous travailliez ? Ou vous avez tout perdu au casino ? Ne dites rien.Ça m'est égal. Bienvenue dans l'enfer des ratés, bienvenue au paradis des égarés. »
Et, changeant de ton :
— Où est l'autre Remington ?
Je n'avais plus de forces, je le laissai faire. La bestiole de Bâtis fixait le sol avec une indifférence bovine. Elle remuait la boue avec deux doigts. Elle avala un ver sans le mâcher. Batís entra dans la maison. Agenouillé devant la caisse de munitions, il ressemblait à un pirate qui jouissait de son trésor. La vision du deuxième Remington et des munitions firent son bonheur. « Du bon matériel, oui, du bon matériel », disait-il en palpant la culasse du fusil, tout en manipulant les balles comme un usurier le ferait de pièces d'or.
— Aidez-moi ! dit-il soudain. Il fait sombre. Vous savez ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?
Batís portait son fusil et l'autre Remington accrochés à l'épaule. Nous prîmes la caisse de munitions chacun par l'une des poignées latérales. Oui, la nuit tombait. Il poussa la mascotte, et nous entreprîmes tous trois une course folle. Vite, vite, m'aiguillonnait-il dans la forêt, au phare, au phare ! Et la même expression en allemand : Zum Leuchtturm, zum Leuchtturm ! Mais il était difficile de coordonner le mouvement de quatre jambes ; je trébuchai sur une racine et les munitions se répandirent sur le sol. « Que vous arrive-t-il, bon sang ? me réprimanda-t-il en ramassant les balles par poignées. Vous êtes ivre ? » A l'intérieur de la caisse, les balles se mêlèrent à la mousse et à la boue, nous courûmes plus vite, la nuit tombait. « Oh, mon Dieu, mon Dieu ! » disait Batís dans un murmure, et aussi : Zum Leuchtturm !
Nous n'étions qu'à une vingtaine de mètres du phare. Nous commencions à gravir péniblement la masse de granit qui s'étendait devant la porte. Soudain : « Tirez, tirez ! » Je ne comprenais pas de quoi il parlait. « Idiot, derrière le phare ! » Je vis des ombres diffuses, l'un sautait à gauche, deux à droite, trois, quatre. Je tirai au hasard. Les monstres connaissaient l'effet des armes à feu et se retirèrent d'un bond simultané. Batís s'était chargé du poids de la caisse. « Poussez la porte, elle est ouverte », cria-t-il.
Une seconde après que nous eûmes fermé et bloqué la porte, les monstres tambourinaient déjà sur le fer avec une fureur d'Apocalypse. Caffó se jetait sur les munitions, mais je m'interposai entre lui et la caisse de balles.
— Qu'est-ce qu'il y a, maintenant ? protesta-t-il. Ils attaquent le phare, j'ai besoin des balles !
— Regardez-moi dans les yeux.
— Pourquoi ?
— Regardez-moi dans les yeux.
— Que voulez-vous ?
— Que vous me regardiez dans les yeux.
Il s'exécuta. Je pris son fusil et me plantai le canon dans la poitrine.
— Vous voulez me tuer ? Faites-le maintenant. Je ne supporte pas l'idée de mourir dans mon sommeil. Si vous comptez le faire, tuez-moi maintenant. Ce sera un assassinat mais au moins je vous éviterai d'y ajouter la trahison.
Il inspira et expira avec la colère de quelqu'un qui ne trouve pas les mots justes pour répondre à une offense imprécise. D'un geste brusque, il m'arracha le canon des mains. Il me le planta sur un côté du crâne. Il était très froid.
— Vous êtes de ces gens qui veulent vivre éternellement. Est-ce que les saints pères ne vous lisaient pas les paroles du Christ ? Ils ne vous ont pas dit que nous devions mourir à de nombreuses reprises ?
Il retira son arme et baissa les yeux :
— Nous devons tous mourir. Aujourd'hui, demain, quand la providence le décidera. Il y a un fusil pour chacun de nous. Si vous le voulez, tuez-vous.
Je ne m'attendais pas que ses traits de silex laissent passer un sourire. Malgré l'urgence du moment, il se permit une pause et un silence. Pendant que nous entendions les rugissements à l'extérieur, il m'évaluait, savoir selon quels critères.
— Vous vouliez vous cacher dans le phare et vous êtes là, dit-il enfin. Vous voulez que je vous félicite ? Vous ne comprenez rien. Vous êtes de ceux qui se croient plus libres en s'approchant des barreaux de la prison. Il agita une main, exigeant : Et maintenant, les balles. Les faces de crapaud frappent à la porte.
Je m'écartai, lui accordant ce qu'il voulait. Bien que Batís portât son fusil, un Remington et la caisse de munitions, il monta l'escalier comme une flèche. Je vis deux sacs vides. Ils me servirent de matelas improvisé. Les monstres hululaient. Batís tirait d'une hauteur. Mais ma seule pensée était : « Dors, dors maintenant.