Dors.
Dors.
Dors. »
VI
Quand je me réveillai, une sérénité fantastique dominait le monde. A un moment donné de la nuit, mes fonctions vitales m'étaient revenues comme l'âme de Lazare à son corps, enchâssée par décret. A l'extérieur, les vagues battaient doucement contre les récifs les plus proches, et les bruits marins avaient un effet thérapeutique. Quand on était allongé, l'intérieur du phare produisait une impression dure et accueillante à la fois. Par les meurtrières qui jalonnaient l'escalier en colimaçon filtraient des rayons de lumière à diverses hauteurs. Dans la projection du plus proche, je vis un grain de poussière flotter, léger, très lent, dans une harmonie absurde et mélancolique. J'avais la bouche sèche ; je me redressai à demi et pris une carafe. C'était du vinaigre froid. Aucune importance. Je l'aurais également bu si cela avait été du goudron bouillant. En bougeant, je sentis des milliers de piqûres douloureuses dans tout le corps, comme si le sang n'avait pas circulé depuis des années. Encore assis, je pus observer des changements substantiels. La base du phare servait toujours de magasin, oui, mais je le trouvais maintenant beaucoup plus plein, encombré de caisses, de sacs et de malles. Je regardai bien. C'étaient les miens. Batís entra dans le phare.
— Comment avez-vous pu porter tout ça en une demi-matinée ? dis-je de la voix de la personne anesthésiée qui revient à elle.
— Vous avez dormi cinquante heures d'affilée, répondit-il en laissant tomber un sac de farine qu'il portait sur une épaule.
Je regardai mes mains, stupide :
— J'ai faim.
— Je veux bien vous croire.
Il n'ajouta pas de nouvelle indication, mais je montai l'escalier derrière lui. Sans se retourner ni s'arrêter, il demanda :
— Vous n'avez pas entendu les faces de crapaud ? Vous n'avez vraiment rien entendu ? Hier soir elles m'ont presque fait peur. Ces derniers temps, elles sont plus agitées que jamais.
Et à voix plus basse :
— Scorie marine, scorie…
Il souleva la trappe et nous entrâmes dans l'appartement. Asseyez-vous, m'ordonna-t-il, me désignant une chaise et une table. Je lui obéis. Il resta sur le balcon à observer, en bourrant sa pipe. Je me frottais le visage, les coudes sur la table. On plaça une assiette devant moi. Les mains qui la déposaient appartenaient à l'un d'eux, des doigts fins et reliés par des membranes. Je bondis de ma chaise par réflexe, un cri d'effroi faillit sortir de ma gorge. Je sentais mon cœur battre la chamade. J'étais de retour sur l’ile.
— Inutile de crier, dit Bâtis. Ce n'est que de la soupe de pois…
Caffó fit claquer sa langue, comme un paysan pour arrêter sa mule. Le petit animal s'évanouit par la trappe, comme un fantôme. Nous n'échangeâmes pas d'autres paroles jusqu'à ce que j'aie fini mon assiette.
— Merci pour la soupe.
— C'est elle qui l'a faite.
— Eh bien merci de me l'avoir offerte.
— C'est elle qui l'a apportée.
Ni chaînes ni liens ne la retenaient. Je lui demandai :
— Elle n'essaie pas de s'enfuir du phare ?
— Le chien du berger s'enfuit-il ?
Il s'établit un silence et je ne pus éviter une certaine animosité :
— Elle sait faire d'autres choses que de porter des assiettes et des seaux ? Vous lui avez appris le latin ?
Il me regarda durement. Il ne voulait pas de dispute mais il était prêt à en affronter une.
— Non, répliqua-t-il. Ni latin ni grec. Je lui ai juste appris ça. Et il me montra la crosse du Remington. Cela vaut toutes les leçons de latin et de grec réunies.
— Oui, bien sûr, dis-je en me frottant la tête. Une terrible migraine m'empêchait de poursuivre la conversation.
— Mais si je dois répondre à votre question, je vous dirai que oui, elle sait faire des choses qui la rendent très précieuse. Quand les faces de crapaud s'approchent, elle chante.
— Elle chante ?
— Elle chante. Comme un canari. Il laissa échapper l'ombre d'un éclat de rire profond, macabre, très laid, et ajouta : Je suppose que la posséder porte bonheur à son propriétaire. Que je sache, c'est la meilleure mascotte que l'on puisse trouver dans les environs.
Nous n'en échangeâmes pas davantage. Je ne pouvais pas quitter mon siège. Mon cerveau fonctionnait au ralenti. Il m'en coûtait d'associer les images aux termes qui les définissaient. Consterné, possédé par la confusion de celui qui survit à une avalanche, je regardais la chambre, le lit, le balcon, Batís immobile, une meurtrière, et rien n'avait de sens très précis.
— Je devrais peut-être vous mettre au courant, dit Batís, prenant mon état pour de la passivité. Suivez-moi.
Nous gravîmes l'escalier de fer qui reliait l'appartement à l'étage supérieur. Là, sous la coupole même du phare, se trouvait la machinerie. Un engrenage à l'horlogerie complexe ; des pièces d'industrie sidérurgique, massives. Au centre de la pièce, un générateur qui alimentait les deux projecteurs. Des axes en métal reliaient le générateur et les deux projecteurs. L'installation mobile reposait sur une sorte de chemin de fer miniature qui bordait la chambre sur la partie externe. Batís actionna trois leviers et l'ensemble commença à bouger, dominant l'inertie statique par des barrissements d'éléphant.
— Comme vous pouvez le constater, j'ai gradué l'angle des projecteurs de façon qu'ils balaient les environs du phare. Cela me permet de les détecter quand ils s'approchent. A chaque nouveau tour, les projecteurs changent d'angle. Ils cadrent alternativement le pied du phare et à distance. Je peux couvrir la forêt tout entière. Si c'est nécessaire, la lumière baigne même la maison du climatologue, à l'autre bout de l'île.
— J'ai vu.
Je ne savais pas moi-même si mes paroles étaient une récrimination ou une simple constatation. Batís ignora les deux options.
— Je pourrais m'arranger pour que la lumière se borne à cadrer la porte, fixement. Mais à quoi est-ce que cela me servirait ? Ils esquiveraient les projecteurs. Avec le mouvement continu, je les oblige à se déplacer pour échapper au faisceau. Et comme toutes les bêtes infernales, elles détestent la lumière, divine ou humaine.
C'était le point le plus élevé de l'îlot et il nous offrait une perspective magnifique. La terre s'étendait en forme de chaussette. Le toit en ardoise de la maison se découpait tout au bout, dans le talon de la chaussette. De chaque côté, la bordant, des récifs de dimensions variées couvraient l'océan de grains de beauté. Au nord, il y en avait un plus proéminent que les autres, à cent ou cent cinquante mètres de l'île. Je regardai plus attentivement, et je vis que sur le rivage se détachait la proue d'un petit bateau.
— Des Portugais, précisa Batís avant que je ne lui pose la question. Il n'y a pas longtemps, un naufrage. Ils arrivaient de leur colonie du Mozambique. Ils se dirigeaient vers un port au sud du Chili. Ils transportaient une cargaison illégale et c'était pour cela qu'ils suivaient une route si éloignée des lignes commerciales. C'était un bateau de petit tonnage, ils avaient eu des problèmes et voulaient faire escale sur l'île Bouvet. Mais ils se sont fracassés sur les récifs, conclut-il, avec l'indifférence de quelqu'un qui se remémore une anecdote de son enfance.
— Je suppose que, avec votre gentillesse et votre diligence habituelles, vous les avez immédiatement secourus en leur offrant un refuge et des victuailles, dis-je avec un cynisme empoisonné.
— De toute façon, je n'aurais pas pu intervenir, se défendit-il à demi. Ils ont fait naufrage de nuit, quand les récifs sont les plus dangereux. L'équipage grimpa sur le rocher qui touche la proue. Vous voyez ? Cette petite surface, oui. Naturellement, ils furent dévorés avant le lever du soleil.