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— Mein Gott, mein Gott… murmura soudain Batís. Les faces de crapaud sont plus nombreux que jamais.

— Où sont-ils ? Je ne vois rien.

Mais Batís ne répondait pas. Il était très loin de moi, bien qu'il fût là, à mes côtés. Il avait des lèvres écartées et humides d'idiot, comme s'il avait regardé à l'intérieur de son esprit au lieu de surveiller les abords du phare.

— Je ne vois rien. Caffó ! Je ne vois rien. Pourquoi dites-vous qu'il y en a beaucoup ?

— Parce qu'elle chante longtemps, répondit-il sur un ton mécanique.

La mascotte avait entonné un air d'une lointaine origine balinaise, une mélodie qu'il serait inutile de décrire, une musique qui devait fuir tout pentagramme. Combien d'humains avaient-ils entendu cette chanson ? Combien d'êtres humains, depuis le début des temps, depuis que l'homme est homme, avaient-ils eu le privilège d'entendre cette musique ? Juste Batís et moi ? Tous ceux qui avaient affronté à un moment donné la dernière bataille ? C'était un hymne épouvantable et un psaume barbare, et il était beau dans sa malice ingénue, très beau. Il touchait tout le spectre de nos sentiments, avec la précision d'un bistouri ; il les mêlait, les altérait et les niait trois fois. La musique s'émancipait de l'interprète. Des cordes vocales que la nature avait créées pour s'exprimer dans des profondeurs abyssales chantaient, la mascotte était assise jambes croisées, aussi absente de la scène que Batís, comme les monstres, qui ne se montraient pas. Seul un homme qui naît ou un homme qui meurt peut être aussi seul que je le fus cette nuit, au phare.

— Les voilà, dit Batís. L'invasion de l'îlot s'était produite à distance. Ils sortaient de la forêt. Des troupeaux entiers de monstres, des deux côtés du chemin. Je les devinais plus que je ne les voyais. J'entendais leurs voix, un bruit de gargarisme multiplié par cent, par deux cents ou peut-être cinq cents. Ils s'approchèrent peu à peu, une armée informe. Je voyais des ombres et entendais les gargarismes se rapprocher de plus en plus. Mon Dieu, ce bruit de gorge, imaginez quelqu'un qui vomirait de l'acide. Derrière nous, la mascotte interrompit ses chants. Et l'espace d'un instant on aurait dit que les bêtes renonçaient également au phare. Elles s'arrêtèrent juste à la limite déterminée par le projecteur. Mais soudain elles chargèrent avec une fougue unanime. Elles couraient et sautaient, les têtes à diverses hauteurs. La troupe avançait et, inévitablement, de nombreux monstres furent mis en lumière par le projecteur. Je tirai frénétiquement dans toutes les directions. Certains tombaient, beaucoup reculaient, mais il y en avait tant que la majorité continuait. J'aurais eu besoin d'une mitrailleuse. Je tirai, affolé, jusqu'à ce que Batís prît mon fusil par le canon. Il était brûlant, mais la peau de sa grosse main ne s'en ressentait pas.

— Mais que faites-vous, nom d'un chien ? Vous avez perdu l'esprit ? Combien de nuits pourrons-nous résister, si vous gaspillez aussi allègrement les munitions ? Je ne veux pas de feux d'artifice. Ne tirez pas avant que je ne le fasse !

Ce qui s'ensuivit fut une leçon macabre. L'essaim de monstres tourbillonnait autour de la porte. Ils ne pouvaient pas la forcer et ne pouvaient escalader le mur. Mais ils étaient suffisamment nombreux pour improviser des tours avec leurs corps. C'était un magma de bras, de jambes et de torses nus. Sans aucun ordre, en se poussant de façon chaotique, les uns montaient sur les autres et la montagne gagnait des mètres. Batís se retint encore un peu, avec un sang-froid terrifiant. Au moment où celui qui était parvenu le plus haut frôlait presque les premiers pieux avec ses griffes, Batís passa les deux canons de son fusil par-dessus la rambarde. Le tir fit exploser le cerveau du monstre, des fragments de crâne volèrent comme de la mitraille. La bête tomba et la tour s'effondra avec elle.

— C'est comme ça, c'est comme ça qu'il faut faire ! brama Batís. Sur votre gauche !

Une tour semblable s'élevait de mon côté. Je dus abattre deux d'entre eux pour la renverser. Ils tombaient en hurlant comme des hyènes blessées, ils roulaient et de petits groupes emportaient les cadavres.

— Ne tirez pas sur ceux qui s'enfuient, économisez les balles, me prévint Batís. Si nous leur donnons suffisamment de charogne, ils se dévoreront entre eux.

Et il avait effectivement raison. Quand une tour s'effondrait, les monstres faisaient penser à une fourmilière piétinée. A cinq, six, sept ou huit, ils s'emparaient des cadavres et s'en allaient. Ils n'avaient pas la vertu de la constance et ne tardèrent pas à se désagréger. Ils réintégraient leur obscurité avec la stridence d'une bande de canards sauvages. « Coin, coin, coin, les imitait Batís avec mépris, coin, coin, coin… »

— C'est toujours la même chose, dit-il davantage pour lui-même que pour moi. Ils veulent engloutir Batís Caffó et finissent par avaler leurs propres morts. Scorie, scorie marine… Mais à qui croient-ils avoir affaire ?

Coin, coin, coin !

Coin, coin, coin !

A ce moment, je vis en Batís un être extraordinairement puissant. Pour moi, l'île était un paysage terrifiant. Et lui, les mains sous les aisselles, les bras battant des ailes, il était même capable de trouver des espaces pour la raillerie.

Cette victoire marqua un point d'inflexion dans les attaques. La nuit suivante nous en aperçûmes seulement deux, qui ne s'approchèrent même pas. La deuxième, des bruits sans volume. Ma troisième nuit au phare fut la première au cours de laquelle pas un seul monstre ne fit acte de présence. Curieusement, ce ne fut pas la plus tranquille, parce que nous ne nous reposâmes pas avant l'aube. Batís savait par expérience que les monstres n'obéissaient à aucune régularité et pouvaient nous attaquer à tout instant. « Il ne s'agit pas d'un horaire des chemins de fer prussiens », me faisait-il remarquer.

*

J'avais définitivement établi ma résidence au rez-de-chaussée du phare. Le soir, je montais l'escalier et prenais mon poste de combat, sur le petit balcon. Les nuits et les jours se succédèrent, et au fil du temps quelque chose qui ressemblait à de la cohabitation s'imposa. Qui était cet homme ? De l'ancien climatologue ne subsistaient pas d'autres vestiges que ceux que l'on pourrait trouver sur n'importe quel vieux naufragé. Égoïste et farouche comme un chat sauvage, il témoignait d'une asociabilité qui n'était pas tant une adaptation au milieu qu'une voie sublimant des tendances naturelles. Mais malgré ses tendances barbares, malgré ses indéniables défauts grossiers, il trahissait souvent le caractère d'un aristocrate dépouillé de ses biens. Brusque, mais loyal à sa manière ; et aussi d'une vive intelligence, oui, bien que le mot résonne d'étrange façon. Le Caffó le plus perspicace se révélait quand il bourrait sa pipe à tabac ; il en tassait le fourneau d'un air sauvage, toujours attentif à ce qu'il se passait à l'extérieur. Dans ces moments, il rappelait un de ces voltairiens qui en faisant des efforts d'imagination parviennent à créer des barricades. C'était le modèle de l'homme circonscrit à une vérité solitaire et unique, mais fondamentale. Il avait le courage de simplifier. On pourrait dire qu'il simplifiait tant et si bien, que même lui était capable de comprendre la base du problème. Quand il abordait les aspects techniques, par exemple, il avait un esprit clair et serein. Dans ce domaine, il était insurpassable, et c'était à cela qu'il devait sa survie. A d'autres moments, en revanche, il se laissait aller et tombait dans une esthétique de cosaque déserteur. Philosophe de la musculature, aux principes hygiéniques plus qu'ordinaires, quand il mangeait il ressemblait à un authentique ruminant. Sa respiration était abrupte et stridente, on pouvait l'entendre à plusieurs mètres de distance. Il se réservait également des espaces pour l'illuminé qui vit de ses propres mythes. Par ses expressions, ses marques de mépris, il annonçait qu'il n'était pas fait pour le monde, mais le monde pour lui. Tel un césar fou, personnage qui entend le galop de chevaux invisibles et en décapite des milliers.