— Où faut-il laisser les affaires du monsieur des airs et des vents ? demanda Sow le Sénégalais, qui venait d'arriver. Les marins avaient réussi à remonter les bagages de la plage.
— Ici, ici, ça n'a pas d'importance, dis-je sur un ton très énergique, afin de dissimuler le sursaut qu'avait provoqué en moi cette voix inattendue. Le capitaine reporta sur les marins la contrariété que suscitait en lui la situation.
— S'il te plaît, Sow, que les garçons me rangent ce capharnaüm.
Tandis que les hommes s'efforçaient d'installer les malles et de tout remettre en ordre, le capitaine me suggéra d'aller voir au phare.
— Peut-être y trouverons-nous votre prédécesseur, me dit-il au moment où les marins ne pouvaient plus nous entendre.
D'après lui, le phare était habité lui aussi. Il ne se rappelait pas exactement s'il était aux Hollandais, aux Français ou à d'autres, mais il appartenait à quelqu'un. Le gardien du phare était le voisin du climatologue, et il aurait été fort logique et compréhensible qu'ils aient entretenu des liens d'amitié. Cependant, cette pensée relevait davantage d'un raisonnement que d'un espoir. Cela nous permettait d'expliquer où se trouvait le climatologue mais ne justifiait pas l'état de sa maison. De toute façon, il convenait de s'y rendre.
Je me rappelle l'inquiétude que j'éprouvai au cours de ce bref trajet. Je suppose que cela provenait en grande partie de mon état d'esprit du moment. Il est également vrai qu'il ne s'agissait pas d'une de ces forêts qui nous sont familières. Un sentier tracé par le passage de l'homme nous conduisait presque directement au phare. Il ne déviait que lorsque la mousse, traîtresse, dissimulait des trous pleins de boue et de suc noir. Juste derrière les arbres, la mer, qui nous frôlait à une cadence atone. Mais le pire était justement le silence. Ou plutôt, les non-bruits. Il n'y avait pas de mélodies associées à la forêt, ni oiseaux ni insectes vrombissants. De nombreux troncs, de dimensions assez respectables, avaient poussé, tordus par les assauts des vents. Du bateau, il m'avait semblé voir une masse boisée très fournie. La distance nous abuse souvent dans notre appréciation de la densité, humaine ou végétale. Pas cette fois. Ils étaient si près les uns des autres que, souvent, il s'avérait difficile de déterminer si deux arbres provenaient de la même racine ou s'ils étaient indépendants. Un réseau de ruisseaux insignifiants nous barrait la route. On aurait dit de l'eau après la fonte des neiges dans les montagnes, qui ne provient pas d'une source précise. Il suffisait d'allonger le pas pour les éviter.
La pointe du phare apparait soudain, se profilant au-dessus des plus grands arbres. Le chemin prit fin au bout de la forêt. Nous pûmes voir le piédestal en granit dénudé sur lequel s'élevait la construction. L'océan le bordait sur trois côtés. Les jours de forte houle, il devait cingler violemment la pierre. Mais l'architecte, quel qu'il fût, avait travaillé en connaissance de cause. Une surface arrondie et compacte pour mieux résister aux assauts de la mer ; cinq meurtrières médiévales bien distribuées ; un petit balcon étroit à la rambarde oxydée ; une coupole pointue. Ce qui était complètement incompréhensible, c'étaient les constructions ajoutées au balcon. Des bâtons et des pieux croisés, à la pointe souvent aiguisée. Un échafaudage pour des réparations ? Nous n'avions ni le temps ni l'envie d'y réfléchir.
— Ohé ! ohé ! ohé ! cria le capitaine, frappant la porte en fer avec la paume de la main.
Nous n'obtînmes pas de réponse, mais la poussée fut suffisante pour nous permettre de découvrir que la porte n'était pas fermée. Elle était d'une grande solidité. Le métal avait un centimètre d'épaisseur et on l'avait renforcé par des dizaines de rivets en plomb. Le poids et le volume étaient tels que nous dûmes nous y mettre à deux pour la déplacer. A l'intérieur, un curieux éclairage. La lumière extérieure était filtrée, recréant des effets de cathédrale. Sur les murs résistait encore une couche de chaux, qui répartissait des touches blanches sur les murs concaves. L'escalier, au bout, montait en spirale, collé à la pierre. D'après ce que nous pouvions en voir, cette partie inférieure était réservée aux stocks, et contenait une quantité impressionnante de matériel et de provisions.
Le capitaine marmonna des paroles que je ne parvins pas à saisir. Il commença l'ascension, très décidé. Les quatre-vingt-seize marches débouchaient sur une surface en bois, qui constituait le sol de l'étage supérieur. Une poussée contre une trappe carrée, et nous nous retrouvâmes à l'intérieur. Il y avait effectivement là un habitacle parfaitement ordonné et chaud. Un poêle au tuyau en forme de coude occupait le centre de cet espace quasi circulaire. Un mur pourvu d'une porte brisait la sphéricité du lieu. Derrière, devait se trouver la cuisine. Un autre petit escalier conduisait à un nouvel étage, certainement la salle des machines du phare. Jusque-là, tout était plausible ; l'incohérence tenait à l'ordre, à la façon dont la maison était rangée.
Les choses avaient été soigneusement disposées au sol, le long des murs. Là, s'alignaient des objets que l'on pose habituellement sur des tables ou des étagères. Et sur les caisses il y avait toujours un poids, qu'elles fussent munies d'un couvercle ou non. Un exemple : une boîte contenant des chaussures, et au-dessus des chaussures un morceau de charbon. Un autre : un bidon de pétrole, cylindrique et de cinquante centimètres de hauteur, rempli de vêtements sales. Dessus, un bout de bois comprimait les vêtements. Le morceau de charbon tout comme le bout de bois étaient des couvercles imparfaits ; ils ne pouvaient de toute façon pas masquer l'odeur nauséabonde, si c'était le but recherché. On aurait dit que le propriétaire craignait que le contenu ne s'enfuie comme un oiseau libéré de la gravité, et assurait donc ses dépôts légers par des charges solides.
Enfin, le lit. Un vieux meuble, avec une tête en fines barres de fer. Et, recouvert par trois épaisses couvertures, l'homme.
Nous l'avions manifestement surpris dans son sommeil. Quand nous entrâmes, il avait déjà relevé les paupières. Mais il ne réagissait pas. Il nous regardait avec de petits yeux de taupe.
Les couvertures lui remontaient jusqu'au nez, comme une peau d'ours. La chambre était très propre, lui beaucoup moins. Le spectacle oscillait entre la vulnérabilité, le laisser-aller et la férocité. Sous le matelas, un bassin rempli d'urines froides.
— Bonjour, monsieur le technicien en signaux maritimes. Nous sommes la relève du climatologue, votre voisin, dit le capitaine sans ambages, tout en désignant la maison d'une main. Savez-vous où il se trouve ?
Les paroles du capitaine me rappelèrent que nous avions parcouru un kilomètre et demi depuis la plage où nous avions débarqué. Je sentis que cette distance était plus longue que tout le chemin entre l'Europe et l'île. Je pensai aussi au fait que le capitaine n'allait pas tarder à partir.
Du lit, une main couverte de poils noirs ébaucha un vague mouvement. A mi-chemin, cependant, elle renonça. L'immobilité de l'homme exaspérait le capitaine.