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Mais je n'éprouvais pas de crainte, ni même de méfiance. Je compris vite qu'on ne pouvait attendre de lui que la solidarité des corbeaux. Que ce fût par noblesse intrinsèque ou par la couche de primitivisme que l'îlot imprimait, je le voyais très loin de la tentation de la trahison. Batís vivait tourné vers l'avenir — bien que dans son cas l'« avenir » fût un mot qui ne comprenait que le lendemain —, jamais vers le passé, et, une fois que je fus à l'intérieur du phare, je l'acceptai comme un fait établi. Ma présence abolissait notre histoire commune, les mesquineries, l'animosité et le chantage.

Et je vivais une époque d'exception, j'étais disposé à accepter tous les inconvénients au nom de la survie. Ce n'étaient pas les grandes divergences de personnalité qui me dérangeaient ; je les assumais. Mais, de même que dans le mariage, les drames les plus insupportables étaient provoqués par de petites choses. Par exemple : son manque presque absolu de sens de l'humour. Batís ne riait qu'en solitaire, jamais en complicité. Quand je faisais de bons mots, quand je lui expliquais des plaisanteries faciles, il me regardait d'un air déconcerté, comme s'il avait lui-même été conscient de cette faiblesse intérieure qui l'empêchait de saisir ce qui était amusant.

Je me rappelle un matin. Il bruinait et il faisait en même temps un soleil splendide. J'étais en train de lire un livre de Frazer, qui, d'après ce que m'avait dit Batís, ne lui appartenait pas, mais se trouvait au phare. C'est-à-dire que l'un des constructeurs l'y avait oublié. Je lisais sans grand intérêt, engourdi, et Batís passa devant mol. Il riait, riait la tête penchée, se retenant à moitié. Je ne saurai jamais s'il voulait me dire quelque chose ou s'il passait simplement par là. Il riait, riait, la fin d'une sorte de plaisanterie à la bouche :

— … il n'était pas sodomite, il était italien.

Un rire caverneux qui se nourrissait de lui-même. « Il n'était pas sodomite, il était italien », répétait-il. Il monta l'escalier, en riant et en répétant la fin de cette histoire inconnue.

La deuxième fois où je le vis rire est plus détaillée. Après une attaque assez violente, je me retirai sur mon matelas. Le jour se levait et le danger s'éloignait. Je m'apprêtais à dormir quand des bruits me tirèrent du lit. Ce furent d'abord des gémissements de la mascotte. Des coups ? Aux sons émis par la mascotte se surimposèrent bientôt ceux d'un Batís intime. Je ne pouvais croire ce que me disaient mes oreilles, je pensai même à une hallucination auditive. Non, ce n'en était pas une. C'étaient des gémissements, oui, mais de plaisir. Au-dessus, le lit faisait trembler le plancher en rythme. De petits copeaux de bois se détachaient du plafond et me tombaient dessus, comme s'il avait neigé à l'intérieur du phare. J'eus bientôt les épaules et les cheveux couverts de sciure. La construction sphérique du phare diffusait les sons, leur écho, et mon imagination me diffusait l'image, avec incrédulité. La copulation dura une heure, deux peut-être jusqu'à ce qu'un crescendo de bruits et de mouvements l'arrête net.

Comment pouvait-il forniquer avec l'un de ces monstres qui nous assaillaient chaque nuit ? Quelle route mentale avait-il suivie pour contourner les obstacles de la civilisation et de la nature ? C'était pire que le cannibalisme, que l'on peut arriver à comprendre dans des situations désespérées. L'incontinence sexuelle de Batís requérait une étude clinique.

Naturellement, la discrétion et les bonnes manières ne me permettaient pas de commenter la zoophilie de ses parties génitales. Cependant, il était évident que je le savais, et s'il n'en parlait pas c'était plus par négligence que par pudeur. Un jour, ce fut Batís lui-même qui fit une brève allusion à la question. Sans être vraiment intéressé, mon commentaire fut d'ordre clinique :

— Et vous ne souffrez pas de dyspareunie ?

— Dyspareu quoi ?

— Dyspareunie, coït douloureux.

Nous mangions ensemble, à sa table. Il resta la cuillère à mi-chemin de la bouche, ouverte.

Il ne put finir son assiette. Il riait tellement que je crus qu'il allait se décrocher la mâchoire inférieure. Il riait en agitant son ventre, sa poitrine et son cou. Il se donnait de petites tapes sur les cuisses et on aurait dit qu'il allait perdre l'équilibre. Il pleurait, faisait une pause pour essuyer ses larmes et se remettait à rire. Il rit, longtemps, nettoya un fusil mais sans pouvoir s'arrêter de rire. Il rit jusqu'à ce que l'obscurité tombât et que la nuit réclamât toute notre attention.

En revanche, un autre jour, quand la conversation retomba par hasard sur la mascotte et que je lui demandai la raison de cet absurde accoutrement d'épouvantail, de ce pull-over sale, détendu et si décousu, la réponse fut aussi nette que tranchante :

— La décence.

Tel était cet homme.

VII

11 janvier

D'après un philosophe japonais, peu de gens apprécient l'art de la guerre. Batís Caffó en fait partie. La nuit il fait la guerre, le jour il fait l'amour. Il est difficile de savoir laquelle de ces deux activités le passionne le plus. Il a découvert des pièges à loups dans mes bagages. Des fers cruels comme des mâchoires de requin. Avec enthousiasme, il a posé les pièges à distance d'une cible sûre. Attaque nocturne modérée. Quelques monstres ont été pris, il les a tués à coups de fusil — c'était inutile si l'on suit au pied de la lettre sa doctrine d'économiser les munitions. Au matin, il est allé relever les pièges. Un désir inavoué d'obtenir des trophées le guidait. Cependant, les monstres, dans leur véhémence Carnivore, avaient emporté les cadavres, et avec eux les pièges. Il en a conçu de la frustration.

13 janvier

Pour développer la pensée de Musashi : le bon combattant ne se définit pas par la cause qu'il défend, mais par le sens qu'il sait tirer de la lutte. Malheureusement, cet aphorisme n'a aucune valeur au phare.

14 janvier

La nuit, à la première heure : ciel inhabituellement dégagé. Fantastique spectacle d'étoiles et d'étoiles filantes. Je suis ému aux larmes. Réflexion sur la latitude et l'ordre stellaire. Je me trouve si loin de l'Europe que la place des constellations au firmament est différente et que je ne les reconnais pas. Mais il n'y a aucun désordre, acceptons-le ; le désordre n'existe que dans la mesure où nous sommes incapables de reconnaître des ordres et des positions différents. L'univers n'est pas susceptible de désordre, nous, si.

16 janvier

Rien. Aucune attaque.

17 janvier

Rien.

18 janvier

Rien. Où sont-ils ?

En été, les nuits étaient très courtes. Maintenant, elles avancent inexorablement vers l'hiver, c'est-à-dire vers l'obscurité. Puisque les attaques sont toujours nocturnes, et que l'obscurité s'étend chaque jour davantage, qu'arrivera-t-il lorsque les nuits dureront vingt heures voire davantage ?