Je fais de la gymnastique deux jours par semaine, même s'il pleut, ce qui est le plus fréquent. Comme il n'y a pas de coiffeur, je me coupe les cheveux dans le style d'un page médiéval. Quant au rasage, je ne faiblis pas. Pourquoi est-ce que j'aime tant avoir des joues parfaitement rasées ? Par hygiène ? Parce que je m'impose ainsi une discipline quotidienne ? Je crois que non. La réponse est que, certaines fois, la frontière entre la barbarie et la civilisation dépend d'actes aussi infimes qu'un bon rasage. La barbe fournie de Caffó m'effraie. Il la soigne très peu. A coups de hache, dirait-on. Le pire, c'est lorsqu'il prend des bains de soleil dehors, assis par terre, le dos au mur du phare. Il reste immobile comme un crocodile et pendant ce temps la mascotte fouille dans sa barbe avec une grande habileté. Un jour, j'ai compris qu'elle le faisait pour manger les poux qu'elle y trouve.
Après la toilette, je me consacre à des tâches que je partage avec Batís. Je ramasse du bois de chauffage. Il mettra longtemps à sécher et nous devons l'empiler bien avant de le brûler, à l'abri du phare. Il s'agit peut-être d'un travail inutile, mais il offre une illusion d'avenir. Je ramasse les cannes à pêche, que je cache dans le phare. Je répare et je renforce l'enchevêtrement de boîtes de conserve, je cherche des clous oxydés et je brise des bouteilles — en rationnant le verre — pour rendre plus hostiles les fissures entre les pierres. Quiconque n'a pas vécu ici, dans le phare, ne comprendra jamais l'obsession que représente un centimètre carré vide entre deux clous ou deux morceaux de verre. Je taille également de nouveaux pieux, je compte les munitions qu'il nous reste et je répartis les vivres. En règle générale, Batís ne discute pas mes initiatives lorsqu'il m'arrive d'en proposer, par exemple, sculpter une étoile sur la capsule des balles pour les transformer en projectiles à fragmentation, ou perforer le granit qui entoure la construction du phare. Dans les trous, nous installons davantage de pieux, afin que les monstres se blessent la plante des pieds. C'est une idée de campement romain. Cela ne les empêche manifestement pas de s'approcher, mais leur rend les choses plus difficiles. Ça oui, avec cette innovation notre environnement est devenu encore plus lugubre.
Jusqu'à la tombée de la nuit, je dispose de temps libre, si cette expression peut avoir quelque valeur ici, au phare.
1er février
Joli coucher de soleil. Le jour se retire comme si l'horizon était une grande machinerie ; il absorbe la lumière, la fait plonger et superpose des couches d'obscurité. C'est comme si un pinceau géant peignait le ciel en noir en détachant de petites étincelles, qui sont les étoiles. Pendant que je monte la garde, je constate qu'un monstre matinal nous guette, un monstre anormalement petit. Je n'aurais pas dû le voir parce qu'il se cache très habilement. Mais il grimpe sur l'arbre que j'ai utilisé quand je voulais tuer Batís, cela le met à découvert. Il m'observe comme une chouette avec des bras. Je suis assis sur un tabouret, en train de fumer. Je laisse ma cigarette sur la rambarde et le vise lentement. Le monstre ne fait pas le rapport entre ma posture et une mort imminente. Il reste sur l'arbre, en me regardant sans comprendre. J'ai son cœur en point de mire. Un coup de fusil. Le corps tombe en entraînant des feuilles mortes, je le perds de vue l'espace d'un instant. Mais avant d'atteindre le sol ses genoux se prennent dans les branches. Les bras se balancent, il est mort. Le projectile lui a traversé la poitrine.
Batís me réprimande, c'est une balle inutile. Je me rappelle l'épisode des pièges. N'était-il pas inutile de tirer sur des monstres immobiles et donc inoffensifs ? « Nous devons économiser les munitions, dit-il, elles représentent la vie. » Je réplique : « C'est moi qui les ai apportées, et je les utilise quand je veux. » Nous nous disputons toute la nuit comme deux enfants.
2 février
Aujourd'hui les monstres ont passé la nuit entière à crier dans l'obscurité sans nous attaquer, phénomène très curieux. Je tente de parler avec Batís de notre vie en Europe, avant, sans aucun succès.
Il est impossible d'établir la moindre complicité avec cet homme. Non pas qu'il refuse de parler, il ne me cache rien. Mais la conversation ordinaire et à bâtons rompus ne l'intéresse tout simplement pas. Quand je lui parle de choses intimes, il acquiesce de la tête. Quand je lui demande de me parler de lui, il répond par monosyllabes, toujours attentif à l'obscurité qui entoure le phare. Et cela jusqu'à ce que je renonce. Imaginons deux personnes dormant dans la même pièce, et qui parlent en rêvant : c'est la nature la plus exacte de nos dialogues.
5 février-20 février
Rien. Ce rien inclut le fait que la mascotte ne chante pas — c'est une bonne chose. Mes contacts avec elle sont limités. Soit elle fornique avec Batís, soit elle est occupée à des tâches extrêmement simples, soit elle me fuit parce qu'elle se rappelle notre premier contact avec une mémoire de chien battu. Quand elle sort du phare, par exemple, elle tombe forcément sur moi. Elle presse le pas et garde ses distances, comme un moineau.
Quand je regarde la mascotte, parfois, il me vient des frissons. Une observation succincte permet de déduire qu'elle est quadrumane, thermostatique, daltonienne, bileuse et aboulique. Mais elle possède des formes anthropomorphes, des manières si humaines, qu'il faut faire de réels efforts pour résister à la tentation d'amorcer la conversation avec elle. Jusqu'à ce que nous nous heurtions à son intelligence de moustique : elle ne nous regarde pas, elle ne nous écoute pas ; elle ne nous voit pas, elle ne nous entend pas. Elle vit sur une orbite solitaire. Ici, elle a un contact avec Batís.
22 février
Batís s'est soûlé, chose très rare chez lui. Je l'ai vu ivre, dans une main la bouteille de gin et dans l'autre le fusil. Il dansait comme un zoulou sur le promontoire granitique sur lequel s'élève le phare. Puis il a disparu dans la forêt et n'est pas rentré avant la dernière heure du jour. Pendant ce temps, profitant de son absence, j'ai capturé la mascotte et l'ai emmenée dans un coin, malgré la résistance qu'elle m'opposait. Morte de peur, elle n'a pas compris que je voulais juste lui palper le crâne.
Son crâne est parfait. Je veux parler d'une perfection lisse, d'une sphéricité nette d'aspérités. Une voûte d'une rondeur splendide, sans creux, sans bosses. Est-il ainsi pour supporter la pression des profondeurs ? Il ne présente pas les concavités des tueurs-nés, ni non plus les protubérances des génies précoces. Surprise du phrénologue : aucun développement particulier de la zone pariétale ou occipitale. Il a un volume légèrement inférieur à celui des femmes slaves et il est moins dilaté d'un sixième que celui de la chèvre bretonne. Je la saisis par les joues et l'oblige à ouvrir la bouche. Elle ne possède pas d'amygdales, à leur place apparaît un deuxième palais, qui doit servir à empêcher l'entrée de l'eau. Elle souffre d'anosmie et ne perçoit pas les odeurs. Par contre, ses oreilles peuvent entendre des sons inaudibles pour moi, comme cela arrive avec les canidés. Elle est souvent en extase, a des périodes d'évanouissement pendant lesquelles elle perd le sens au bénéfice de Dieu sait quelles voix, mélodies ou invocations. Qu'entend la mascotte ? Impossible à deviner. Des membranes aux mains et aux pieds, de largeur et de longueur plus modérées que celles des mâles. Elle peut écarter les doigts supérieurs et inférieurs sous un angle impossible pour les êtres humains. J'imagine que c'est un mouvement que font les monstres dans l'eau pour prendre de l'élan en nageant. Pour la déshabiller, je dois la gifler, parce qu'elle s'y oppose. Le corps est d'une architecture admirable. Les jeunes Européennes défailliraient si elles voyaient sa silhouette ; pour paraître dans les salons, certes, il lui faudrait des gants de soie.