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En tant que climatologue, j'ai la certitude que l'îlot se situe dans une région maritime particulière, fréquentée par des courants chauds. Cela expliquerait beaucoup de choses. De l'abondance de la végétation supérieure et du retard des premières neiges de l'hiver — qui auraient déjà dû tomber — à la présence de ces bêtes dans les parages. Si elles proliféraient dans toutes les mers et les océans, l'humanité aurait des références historiques sur elles, par-delà la légende. J'ai également lu que les poissons polaires ont des anticoagulants dans le sang. C'est son cas, et cela justifie la couleur bleue du sien, je suppose. Sinon, comment comprendre que des organismes complexes qui habitent des océans froids n'accumulent pas de couches de graisse ? Une musculature de marbre, une peau lustrée et pourvue d'un délicieux vernis vert salamandre. Les mamelons sont noirs et petits comme des boutons. Je lui ai placé un crayon sous les seins, mais il tombe, comme si un fil invisible les tirait en avant. Avec ces pommes-là, Newton aurait eu beaucoup de mal à élaborer sa théorie. Ici, la référence française selon laquelle des seins parfaits doivent tenir dans une coupe de Champagne devient indispensable. La musculature de tout le corps révèle santé et énergie, adieu corset. Des hanches de ballerine et un ventre plat, très plat. Des fesses plus denses que le granit de l'île. La peau du visage en accord avec le reste de la peau, alors que chez les humains la texture des joues et celle du reste du corps ne sont généralement pas homogènes. Chez la mascotte, une fine pellicule recouvre la moindre porosité. Pas de trace de racines de poils sur les aisselles, le crâne ou le pubis. Les cuisses sont un miracle de sveltesse et s'ajustent aux hanches avec une exactitude qu'aucun sculpteur ne saurait reproduire. Quant au visage, un profil égyptien. Le nez est une aiguille qui contraste avec la sphéricité du crâne et des yeux. Le front monte lentement comme une falaise douce, très douce, aucun buste romain ne lui est comparable. Le cou rappelle celui des jeunes filles stylisées des tableaux de la Renaissance.

Je l'emmène dans un coin sombre et elle tremble de peur ; une vache ne comprendrait pas non plus les raisons pour lesquelles le vétérinaire la manipule. J'ai allumé une bougie, et l'ai successivement approchée et éloignée de ses yeux. L'excès de lumière réduit les pupilles, qui se transforment en une fente minime, comme chez les félins. En l'observant, je n'ai pu éviter un frissonnement : les yeux sont des miroirs d'un bleu prodigieux, plus ronds qu'ovales. Un brillant d'ambre, un liquide oculaire avec une densité de mercure. Je me suis vu dedans, en train de la regarder, c'est-à-dire me regardant. J'ai failli abandonner. Quand on se voit reflété dans les yeux du monstre, on ressent des vertiges ridicules mais puissants, que quelqu'un qui ait partagé cette expérience ose m'accuser.

Il est impossible de l'observer et de garder ses distances. Quand je la touche, je me laisse emporter. La paume de ma main se dépose sur sa joue. Et ma main fuit, horrifiée, comme si on m'électrocutait. L'un de nos instincts les plus primaires est celui qui relie le contact humain avec la chaleur ; il n'y a pas de corps froids. Sa température blesse. Elle rappelle la froideur d'un cadavre que la vie a abandonné.

25 février

Ils se montrent. Ils sont nombreux. Notre ration quotidienne de munitions est de six balles, et nous avons dû en tirer huit.

26 février

Batís et moi nous avons utilisé dix-neuf balles à nous deux.

27 février

Trente-trois.

28 février

Trente-sept.

1er mars-16 mars

Trop occupé à sauver ma vie pour écrire. Et tout ce qui pourrait être écrit ne mérite pas d'être rappelé.

18 mars

Les assauts diminuent légèrement. Pendant un bon moment, j'ai observé le phare, et le balcon, depuis la forêt. Batís s'est senti attiré par mon attitude et, sans rien dire, il s'est joint à l'observation. Il était à côté de moi, nos épaules se frôlaient. Un aspect éveillait ma curiosité : regarder le phare depuis la perspective des monstres, pénétrer dans les ténèbres de leur esprit carnassier pour savoir comment ils me voient. Batís, au bout d'un moment :

— Eh bien, je ne vois aucune brèche dans les défenses.

Et il s'en alla.

20 mars-21 mars

Ils nous observent sans nous attaquer. Au début, c'était inquiétant, ensuite juste curieux. Généralement, ce sont des formes fuyantes. De temps en temps nous pouvons les voir, entre les arbres ou entre deux eaux. Quand les projecteurs les repèrent, ils s'évanouissent.

La nuit étend son territoire. Maintenant elle ne nous accorde plus que trois heures de lumière. Le reste est son patrimoine. Le soleil prend congé de nous avant le jour. Comment décrire sur le papier la terreur que cela engendre ? Dans des conditions normales, être là, sur l'île, aurait déjà été une expérience formidable et angoissante. Avec les monstres qui nous entourent, cela dépasse les limites de l'entendement. Souvent, si étrange que cela semble, les pauses entre les attaques sont pires que les attaques elles-mêmes. A l'intérieur du phare, dans la pénombre des quinquets, nous parviennent les bruits mêlés du vent, de la pluie et de la mer, et nous attendons le nouveau jour, nous attendons et nous continuons à attendre, et nous ne pouvons pas savoir qui de la lumière ou de la mort arrivera avant. Je n'aurais jamais pensé que l'enfer pût être une chose aussi simple qu'une horloge sans aiguilles.

Fin mars

Je découvre que Batís sait jouer aux échecs. Ce fait, apparemment si anodin, agit comme un îlot de civilisation au milieu de toute cette folie. Trois parties. Deux matchs nuls et une victoire. Pourquoi aurais-je dû viser celle qui la lui a attribuée ?

4 avril

Midi. Nous jouons aux échecs. A la tombée de la nuit ils nous assaillent à six reprises, par vagues successives. Je tire si souvent que le canon de mon fusil est brûlant. C'était nécessaire, et Batís n'a rien dit sur le gaspillage des balles.

8 avril

Je pratique des ouvertures romantiques qui se précipitent sur les défenses de Caffó. En cela il est très habile. Il roque[2] et ma ligne d'attaque perd lentement des pièces. Les concomitances entre l'homme et le joueur d'échecs sont trop évidentes pour ajouter des notes. De toutes parts, la mentalité batisienne ou caffotiste, comme on voudra.

Les monstres ont crié au-delà de la portée des projecteurs, dans les ténèbres. Plus ou moins comme des charognards qui se disputent. Ensuite, ils nous ont attaqués d'étrange façon avant que nous ne tirions. Mystère. Le pire de tout, c'est le manque de logique des monstres. Cela les rend imprévisibles.

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2

Manœuvre consistant à placer l'une de ses tours à côté de la case du roi et à faire passer celui-ci de l'autre côté de la tour, lorsqu'il n'y a aucune autre pièce entre eux. (N.d.T.)