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10 avril-22 avril

Je médite sur les attentes qui m'ont conduit sur l'île. Je recherchais la paix du néant. Et, au lieu du silence, je trouve un enfer peuplé de monstres. Quelles nouvelles significations mes yeux vont-ils devoir découvrir ? Quelle serait l'interprétation correcte, d'après mon tuteur ? Je pense beaucoup à lui. J'ai beau me le demander, j'ai beau m'interroger, je ne peux que constater une évidence terrifiante qui envahit tout : des monstres, des monstres et d'autres monstres. Rien à voir, rien à juger, rien à évaluer. Pas que nous parvenions à voir la première neige.

23 et 24 avril

Horribles combats au corps à corps. Les tirs à brûle-pourpoint répandent des viscères, de la matière grise et du sang bleu sur le balcon. Les monstres, deux nuits d'affilée, ont grimpé si haut que nous avons dû les repousser à coups de pied et de hache. Dans ces situations, Bâtis montre sa facette la plus sauvage. Quand ils sont trop près de nous, quand des bras et des jambes assaillent les derniers centimètres des pieux, Batís abandonne en poussant un cri de guerre. Je continue à tirer, en le couvrant, un pas en arrière, il prend son harpon d'une main et la hache de l'autre. Il pique avec un instrument et coupe avec l'autre. Il blesse, mutile et tue avec une énergie chaotique, ses membres se transforment en une hélice assassine. C'est un authentique démon, un Viking désespéré, Barberousse le pirate à l'abordage, tout cela et bien plus encore. Il m'effraie réellement. Je n'aimerais pas l'avoir pour ennemi. Ce sont des images réelles, je les vis, oui, moi, ici et maintenant, mais je les vis comme sous les effets d'un hallucinogène, et quand le soleil revient j'éprouve de sérieux doutes quant à ma santé mentale. Notre vie au phare est invraisemblable ; notre vie au phare est la plus absurde des épopées. Elle manque de sens.

Je relis mes écrits. Ils ne pourront jamais reproduire le désespoir qui m'envahit ; tout art narratif serait un pâle reflet du désastre que je tente d'organiser en paroles. Nous n'en sortirons pas vivants, bien sûr. Je ne crois même.

2 mai

Je sens une ombre de reconnaissance chez Batís. Sans qu'il le formule, sans qu'il lui échappe un mot aimable, il comprend que ma présence contribue à sa survie. Les attaques que nous supportons, m'avoue-t-il, dépassent tout ce qu'il avait connu ici, au phare. Un homme seul ne pourrait faire face à cette masse d'insectes échappés d'un asile de fous abyssal. Pas même lui.

Mais nous ne pouvons pas continuer ainsi. Un de ces jours, leur nombre aura raison de nous.

3, 4 et 5 mai

Je ne comprends pas Batís. Il existe une grande contradiction entre les dangers qui nous menacent et ses états d'âme. Plus les nuits sont désespérées, plus on le voit heureux pendant la journée. Une sorte d'euphorie de la bataille, un désir d'abîme. Il ne veut pas comprendre que le phare n'est pas un roque du jeu d'échecs, et que perdre une seule partie nocturne marquera notre fin.

6 mai

La nuit : un tir de Batís me frôle le bras. Il déchire ma manche et me blesse de façon superficielle. Mais Batís a tiré sur un monstre qui me débordait, et je n'ai pas d'autre solution que de lui donner raison et de l'applaudir.

7, 8, 9, 10 et 11 mai

Des assauts plus virulents que jamais. Certains monstres parviennent à escalader le mur par la partie opposée au phare et nous attaquent par le haut, là où les pieux ne sont pas aussi denses. Ils nous tombent littéralement dessus. Nous tirons alternativement, les canons pointés vers le haut et vers le bas, par où ils viennent aussi. Maintenant nous dépensons une moyenne de cinquante projectiles par nuit. Le nombre de monstres dépasse tous les cauchemars.

Ensuite : aigre discussion avec Batís. Il m'accuse de ne pas avoir fait preuve de suffisamment de diligence pour réparer les fortifications avec les clous et les bouts de verre, grâce à quoi ils ont pu grimper. Je nie, hors de moi. Même si ce n'est que par ennui, je travaille deux fois plus que lui. Nous nous insultons. Je le traite de fornicateur primitif et fruste. Caffó réduit mes droits, me rappelle que je suis un maudit intrus, il n'avait jamais employé ce terme. Nous sommes plus plongés que jamais dans le puits.

12 mai

Un monstre s'accroche au pied de Bâtis. Je lui tire immédiatement dessus mais il emporte avec lui la botte et un doigt. Batís soigne sa blessure sans se permettre un seul gémissement.

Mais nous ne pouvons pas continuer comme ça.

VIII

La recrudescence des assauts avait produit en nous une érosion lente mais systématique. Nous étions comme deux alpinistes qui escaladent de hauts sommets et manquent d'oxygène. Nous faisions tout avec des gestes mécaniques. Si nous parlions, c'était avec l'inertie des mauvais acteurs qui récitent un texte ennuyeux. Cette fatigue était bien différente de celle dont j'avais souffert les premiers jours, c'était une fatigue à longue échéance, moins palpable, moins désespérante, mais beaucoup plus crue. Nous nous parlions à peine. Nous n'avions rien à nous dire, à l'image de deux condamnés en attente de leur exécution. Pendant des journées entières, les seules paroles qui sortirent des lèvres de Caffó furent Kollege, s'il avait besoin de quelque chose immédiatement, ou le conseil zum Leuchtturm, à la tombée de la nuit.

Voici un tableau ordinaire de cette période. Je suis déjà réveillé, j'effectue une tâche indispensable à la sécurité du phare. Quand j'ai terminé, et à défaut d'autres occupations, je me rends au local des projecteurs. Comme c'est le point le plus élevé, je peux voir les derniers lointains de l'horizon. Je scrute la mer avec l'espoir, très diffus, qu'un navire perdu fasse acte de présence. Il n'apparaît pas, bien entendu.

Sur le toit du phare, présidant sa pointe conique, il y a une girouette en fer, toute simple. De là où je me trouve, je ne peux pas la voir, juste l'entendre. Elle grince émettant une plainte languide, à l'agonie ridicule. Peu importe la direction qu'elle indique.

Au tout début de l'après-midi une lumière rose et compacte baigne notre îlot, le sépare de la mer et dessine sa minuscule nature, ici, au centre de l'océan le plus triste. La cime des arbres s'éclaire d'une splendeur languissante. Nous regrettons la chaleur, mais une chaleur qui devait provenir davantage du mouvement que de la température. Pas un seul oiseau — que ne donnerais-je pour un voltigement gracieux ? Sur la côte sud, nous avons un ensemble arboré qui embrasse l'eau. Des branches et des feuilles mortes tombent à la surface maritime en un lent rideau, comme sur les rives d'un fleuve tropical. C'est une vision incongrue. Si je regarde plus loin, je peux voir ma première résidence. Il y a à peine un kilomètre. Mais il semble que toute une époque me sépare de la maison. Je la contemple maintenant avec une mentalité de soldat. Je pense à elle comme à une position abandonnée, un no man's land que je ne récupérerais pas même sous les ordres directs d'Alexandre le Grand.

Je suis sur le balcon. Au-dessous de moi, Batís. Il marche. Ou plutôt, il se déplace. La quantité d'occupations qu'il peut trouver est surprenante. Ici, au phare. Malgré l'épuisement du corps, malgré le gel de son âme, il a toujours quelque chose à faire. Il dort, fornique et bataille, et il sait occuper le reste du temps aux détails les plus tordus. Il peut consacrer des heures entières à effiler un pieu, par exemple, avec une patience de Chinois. Ou il s'expose au soleil le poitrail à découvert et les yeux clos. S'il ouvrait la bouche, ce serait un véritable crocodile. Le reste ne l'intéresse pas. « Nous allons mourir », lui ai-je avoué un jour. « Nous allons seulement mourir, c'est tout », répéta-t-il avec un fatalisme de bédouin. Il s'assied parfois sur le granit et regarde. Rien de plus. C'est remarquable précisément parce que cela n'a rien de remarquable : il regarde comme le ferait un somnambule et s'évade de la temporalité. Les petits pieux que j'ai plantés il y a quelque temps se dressent sur le sol et de toutes parts une menace, mais il s'assied sur un rocher stratégique et regarde, regarde, regarde. Il s'intègre à la pierre, se transforme en une sorte de totem païen. Batís vit dans une espèce de mort perpétuelle. A la tombée de la nuit son alarme résonne, monotone :