— Zum Leuchtturm ! Au phare !
Notre apathie prit fin un jour où, par hasard, Batís monta près des projecteurs. Il voulait vérifier le bon fonctionnement des lumières. Je regardais en direction du petit bateau portugais, Batís travaillait à la machinerie. Pour dire quelque chose, je lui demandai ce que transportait le bateau.
— Des explosifs, dit-il. Il manipulait les projecteurs, à genoux.
— Vous en êtes sûr ? demandai-je sans grand intérêt, parlant pour parler.
— De la dynamite. De la dynamite de contrebande, expliqua-t-il avec son habituelle économie de paroles.
La conversation s'acheva là. Plus tard, j'insistai sur la question des explosifs. D'après ce que lui avait expliqué le marin survivant, le bateau transportait illégalement de la dynamite. Ils l'avaient obtenue pour presque rien des excédents miniers sud-africains et pensaient la revendre à prix d'or au Chili ou en Argentine, où elle servirait pour appuyer savoir quelle révolution. Dans l'entrepôt du phare, j'avais vu un équipement complet de plongée. Mon cerveau mit encore deux jours à donner forme à l'idée. Mais le seul fait d'entendre mes pensées me donnait une folle envie de rire. Cette nuit fut horrible. Les bêtes se concentrèrent sur la porte. Batís tirait sans relâche à moitié dans l'obscurité, il ne suffisait pas à la tâche et me demanda de descendre pour renforcer l'entrée. Ce que je fis. Je descendais l'escalier et la résonance intérieure du phare diffusait les hurlements comme un orgue gigantesque. Je fus sur le point de faire demi-tour. Je parvins tout de même jusqu'à la porte. Malgré sa solidité, la plaque en fer se courbait vers l'intérieur. Les barres en bois, à moitié brisées, craquaient à chaque poussée. En fait, je ne pouvais pas me rendre utile. S'ils entraient, la masse nous dévorerait et nous serions des hommes morts. Soit Batís en tua beaucoup, soit ils abandonnèrent par inertie.
Le lendemain, Caffó sollicita un entretien : il avait une chose importante à me dire. J'accédai à sa demande avec une véritable curiosité, parce que ce type d'initiatives ne correspondait pas à l'homme.
— Après déjeuner, dit-il.
— Après déjeuner, confirmai-je. Et il disparut. Je crois qu'il se cacha dans un coin de la forêt. Batís devait être très affecté pour se livrer à des réflexions solitaires.
Je décidai de renforcer le colombage de cordes et de cloches qui entouraient le phare. Pendant ces opérations, la mascotte sortit. Après avoir forniqué avec Batís, elle n'avait pas remis ce lamentable pull-over. Elle était nue. Elle ne me vit pas. Elle se dirigeait vers une étroite bande de sable, un lieu où se concentraient les récifs les plus élevés et les plus pointus de la côte. Je me lassai de ce travail rébarbatif et la suivis.
Je m'approchai en sautant par-dessus les récifs émergés. Il y en avait beaucoup. Ils me faisaient souvent penser à la bouche d'un géant endormi sous terre, dont les gencives de sable et les dents de pierre auraient dépassé. Entre deux récifs, à couvert des vagues et du vent, s'étendaient de petites langues de sable. Je la cherchai. Elle se trouvait dans l'un de ces trous, allongée comme un lézard, tellement immobile qu'on pouvait la confondre avec les pierres qui la protégeaient de la mer en furie. Les vagues filtraient parfois à travers les rochers et recouvraient son corps. Mais elle entretenait avec l'eau la relation d'un crustacé. Elle pouvait ignorer la houle de la même façon qu'elle m'ignorait : j'étais assis sur un rocher, à vingt centimètres, et il était impossible qu'elle n'ait pas remarqué ma présence.
En la voyant, on comprenait les faiblesses de Batís. Cette fois, ma curiosité n'était pas aussi scientifique. Elle dût le sentir, parce qu'elle ne fuyait pas et n'avait pas peur de moi. Je passai la main sur son épaule. Humide, sa peau glissait comme si elle avait été enduite d'une couche d'huile. La mascotte ne bougea pas. Et le fait que ce contact ne la dérange pas provoqua curieusement en moi une étrange inquiétude. Une vague la recouvrit d'écume, me disputant son corps, et ce drap blanc me tentait et me remplissait de honte tout à la fois. Je me retirai, indigné envers moi-même. Je me sentais comme si une voix anonyme à laquelle on ne peut pas répondre m'avait insulté.
Après le repas, effectivement, Batís me parla. Nous quittâmes le phare sous prétexte d'une promenade. Plus qu'un entretien, cela se voulait un testament. Nous marchions dans la forêt et, sans faire allusion à la défaite, sans se départir de son stoïcisme de plébéien il décrivit ainsi la situation :
— Partez, si vous le souhaitez. Vous ne savez peut-être pas que nous possédons une chaloupe. Le bateau qui m'a amené sur l'île l'a laissée là. Elle se trouve dans une petite cale, contiguë à la maison du climatologue, un peu au nord. Elle est recouverte par la végétation. Je n'y suis pas allé depuis longtemps, mais je ne crois pas qu'ils l'aient endommagée : la seule chose qui les intéresse chez les humains, c'est la chair. Emportez des provisions et toute l'eau potable que vous pourrez prendre.
Il fit une pause pour allumer une cigarette. Ensuite, quelques mouvements de gymnastique avec les bras, la cigarette aux lèvres, comme s'il avait par là témoigné de son mépris pour l'avenir :
— Ça ne vous servira évidemment à rien. Il n'est pas possible d'arriver où que ce soit et vous ne trouverez pas de bateau. Vous allez mourir de faim et de soif. Cela, à condition qu'une tempête ne fasse pas couler cette coquille de noix. Ou que les faces de crapaud ne passent pas à l'abordage avant. Mais ce n'est pas moi qui vous refuserai le droit de choisir.
Au lieu de répondre, j'allumai moi aussi une cigarette, et restai devant lui, comme un ahuri.
Il faisait plus froid que d'habitude. La vapeur qui sortait de nos bouches se confondait avec la fumée du tabac. Batís se rendit compte que j'étais sur le point de dire une chose importante, mais il ne pouvait pas imaginer la direction que suivait ma logique.
— Je pense que nous devrions faire un effort pour assumer les risques, finis-je par déclarer. En fait, tout est déjà perdu. Si les monstres persistent à attaquer la porte, rien ne pourra les arrêter. J'ai vu que nous avions un équipement de plongée, avec une bouteille à oxygène. Vous croyez que nous pourrions le mettre sur la bar que et nous approcher du bateau portugais ?
Batís ne me comprenait pas. Il fronça les sourcils.
— La dynamite, la dynamite, dis-je en désignant le bateau de la main qui tenait la cigarette.
Batís agita tout son corps comme s'il s'était mis au garde-à-vous :
— Vous voulez vous rendre au récif sur lequel se trouve le bateau avec la chaloupe. Mettre la combinaison de plongée, descendre et récupérer la dynamite. Vous voulez aller dans les profondeurs des faces de crapaud, avec mon aide, et plonger sous leur nez pour remonter les explosifs. C'est bien ça ?
Vous l'avez très bien résumé.