Il me regarda, en se grattant la nuque. Maintenant, ses sourcils dessinaient un V à l'envers. Il m'observait avec un mélange de compassion et de désintérêt.
— Écoutez, Caffó, ce n'est peut-être pas une tentative aussi suicidaire qu'elle en a l'air. Les monstres ne nous attaquent que la nuit, comme tous les prédateurs. Cela veut dire qu'ils se reposent pendant la journée. Si nous choisissons bien l'heure, nous avons de grandes chances d'y parvenir. Qui sait où ils vivent ? Qui sait si leur tanière n'est pas à l'autre bout de l'île, à dix kilomètres de la côte ? Sur le bateau, il n'y a rien qui les intéresse, comme vous l'avez dit, et ils n'ont aucune raison de s'en approcher.
Il faisait non de la tête, il entendait des sottises. Je ne capitulais pas :
— Qu'avons-nous à perdre ? En fait, nous ne sommes que deux cadavres qui parlent encore, rien d'autre. Vous avez reconnu vous-même que nous nous trouvons au bout du chemin. Batís, insistai-je, laissez-moi vous raconter une histoire irlandaise. Un jour, un commissaire anglais voulait capturer un jeune homme. Le jeune homme était l'un de ces commandants presque anonymes de la résistance. Il fut traqué sans relâche. Une nuit, le commissaire rentra chez lui après une dure journée d'interrogatoires et de confidences. Il était content. Le lendemain, il l'attraperait.
— Et ?… s'intéressa timidement Batís.
— Les amis du garçon l'attendaient dans sa salle de séjour.
— Maintenant laissez-moi vous raconter une histoire allemande ! brama Batís. Il était une fois un jeune homme pauvre, un jeune homme pauvre dans une maison de paysans pauvres. Il se cachait dans les arbres et sous les meubles, et quand il sortait d'en haut ou d'en bas il recevait des coups de bâton. Fin de l'histoire.
— J'ai besoin de vous. Il faut que quelqu'un actionne la pompe à air et remonte les caisses d'explosifs. Je ne peux pas le faire tout seul.
Il m'avait jusqu'à présent écouté avec la patience que l'on consacre aux enfants débiles ou aux vieux très séniles, mais comme je persévérais dans mes arguments il me tourna le dos. « Attendez ! » m'exclamai-je en le tenant par la manche. Il se libéra avec une violence inattendue, lâcha en allemand des imprécations que Goethe n'aurait jamais écrites et partit en parlant tout seul. Je le suivis à distance. Une fois au phare il se consacra à renforcer la porte. Il réparait les imperfections en m'ignorant complètement. Mais cela ne ferait que retarder la fin, cela ne l'éviterait pas. « Pensez à vos roques, Batís, lui disais-je, sans la défense de la tour, le roi ne vaut rien. » Et presque à l'oreille, comme au confessionnal :
— Cent morts. Deux cents, trois cents monstres crevés par une bombe, Batís. Une leçon qu'ils n'oublieront pas et qui nous sauvera la vie. Cela dépend de vous.
Il aurait prêté davantage d'attention au bourdonnement d'une mouche. De toute façon, je lui avais exposé mes idées. Et il me semblait préférable de lui laisser le temps de les assimiler. Naturellement, j'avais conscience de me proposer d'accomplir une folie. Mais les autres options étaient encore pires. M'embarquer ? Pour où ? Résister ? Jusqu'à quand ? Caffó observait la situation avec la posture du lutteur fanatique et obtus. Moi, par contre, je souffrais le désespoir du joueur qui mise sa dernière pièce au casino : il ne servirait à rien de l'économiser. Je pris quelques outils, des chiffons momifiés par le froid, des pots de goudron et des sacs vides. Je voulais m'approcher de la chaloupe dont m'avait parlé Batís, vérifier son état et, si nécessaire, la calfater. Puis je me rendrais à la maison du climatologue, d'où je ramènerais davantage de clous et surtout des charnières. Ils seraient sûrement d'une grande utilité au phare.
J'étais assez chargé. En partant, je croisai la mascotte. Je me déchargeai sur elle d'une partie du poids et, d'une poussée peu aimable, la mis sur la nouvelle route.
Effectivement, la barque se trouvait là où Bâtis me l'avait indiqué. Une petite crique très discrète, camouflée par des arbres et des touffes de mousse, qui collait au bois comme une maladie de peau. L'intérieur de la barque était inondé. Mais une simple inspection superficielle me permit de vérifier que l'eau provenait de la pluie plus que des infiltrations. La mousse, dont les racines sont très peu profondes, avait empêché Ma putréfaction du bois, en protégeant la chaloupe comme une couche de goudron. Je n'eus pas trop de mal à la vider de son eau et à arracher la croûte végétale.
J'avais donc à ma portée tout ce qu'il me fallait pour l'aventure. Que Batís m'accompagne, qu'il assume un suicide courageux : c'était le dernier obstacle. J'avais déjà pris ma décision.
A ce moment, il me vint une tranquillité d'esprit peu commune.
La crique avait une forme de fer à cheval et n'était pas plus grande qu'une petite étable. Elle fermait l'horizon et l'on avait du mal à voir la mer. J'allais sûrement mourir, mais ce serait une mort choisie. Par ces temps, cela pouvait être considéré comme un privilège. Pendant un bon moment, je ne fis rien d'autre que de me nettoyer les ongles, debout et tranquille. Cette manucure était effectuée en même temps qu'une réflexion sur le passé.
La vie n'est pas grand-chose. Il arrive cependant que dans sa promenade de par le monde l'humanité manifeste de fortes tendances à réfléchir sur elle-même. Je pensai à mon premier souvenir d'enfance, et au dernier de ma vie civilisée. Mon premier souvenir était la vision d'un port. Je devais avoir trois ans, voire moins. J'étais assis sur une chaise pour enfants, à Blacktorne, à côté de plusieurs douzaines d'autres enfants. Mais, moi, je me trouvais près d'une fenêtre d'où l'on apercevait le port le plus gris du monde. Mon dernier souvenir était également celui d'un port : celui que je vis de la poupe du bateau qui me transporta d'Europe sur l'île. Effectivement, la vie n'est pas grand-chose.
La mascotte était assise sur un trône de mousse, les jambes croisées, les mains autour des chevilles, une épaule contre un mur de chênes. Elle regardait un infini inexistant. Elle offrait une composition naturelle si adéquate, si parfaite, que ses hardes de mendiante gênaient la vue. Ne soyons pas naïfs : avant de lui enlever son pull-over, je savais déjà ce que je voulais. J'allais bientôt mourir et, avant la mort, l'intégrité morale n'est que de la poussière sur le chemin. J'allais certainement mourir et, à proximité, la mascotte était la poupée qui ressemblait le plus à une femme. J'allais mourir, et les gémissements de ce corps, jour après jour, pendant des mois, m'avaient rendu indifférent aux frontières de la morale.
Ce qui arriva constitua cependant la plus imprévue des surprises. Je m'attendais à un coït bref, sale et brusque. Au lieu de ça, je pénétrai dans une oasis. Au début, le froid intense de sa peau me faisait frissonner. Mais, avec le contact, nos températures s'équilibrèrent en un point inconnu, un lieu dans lequel des idées comme froid et chaleur ne voulaient rien dire. Son corps était une éponge vivante, il dégageait de l'opium, m'annihilait en tant qu'être humain. Oh ! mon Dieu, ça ! Toutes les femmes, honnêtes ou non, n'étaient que les pages d'une cour qui leur resterait à jamais inaccessible, les apprenties d'une corporation qui n'avait pas encore été inventée. Ce contact ouvrait-il une porte mystique ? Non. C'était exactement le contraire. Je forniquais avec ça, avec cette mascotte sans nom, et une vérité grotesque, transcendante et puérile à la fois, se révélait à moi : l'Europe ignore qu'elle vit dans la castration perpétuelle. La sexualité de la mascotte était libre de toute entrave. On ne pouvait même pas discerner en elle un raffinement amoureux particulier. Elle se contentait de forniquer, elle forniquait de tout son corps, et quand elle le faisait il n'existait ni tendresse ni douceur, ni rancœur ni douleur, ni le prix du lupanar ni l'abandon des amants. Elle réduisait les corps à une dimension propre et unique, et plus elle était animale dans sa pratique, plus elle me procurait de plaisir. Un plaisir strictement physique, que j'ignorais jusqu'alors.