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Partout, un homme de mon âge et de ma relative expérience a connu l'amour et la haine. Il a vécu des jours tristes et des fragments de beauté. Il a connu l'adversité, la fraternité et l'inimitié. Il a connu un certain type de succès et de nombreuses défaites. Là, au phare, j'avais connu les pires visions de l'abîme et de l'agonie. Mais il n'est pas toujours donné aux hommes de connaître la passion la plus extrême. Bien qu'ils désirent le désir, bien qu'ils soupçonnent qu'il existe quelque part, en un lieu proche ou lointain, des millions d'hommes qui ont vécu et sont morts, vivront et mourront, sans découvrir l'être qui dissimule cette faculté, chez elle si naturelle et si simple. Jusqu'alors, mon corps avait obtenu des plaisirs de la façon dont un bon bourgeois engrange des capitaux. Elle faisait en sorte qu'à travers le plaisir je sois conscient de mon corps, le séparant de moi, annihilant toute relation entre ma personne et mon plaisir, que je pouvais percevoir comme si cela avait été quelque chose de vivant. Mais tout a une fin, même cela, avec elle, et quand nous eûmes tué le plaisir j'eus la sensation, par-delà le plaisir, d'avoir atteint l'un des sommets de l'expérience humaine.

Ma personnalité revint lentement à moi. Je battais des paupières, comme si cela avait facilité le passage à un état normal. Je mis quelques minutes à intégrer la température, les odeurs et les couleurs qui m'entouraient. Elle ne bougeait pas de son matelas de mousse. Elle regardait le ciel et étirait les bras, paresseusement. Où est l'erreur ? me demandai-je sans comprendre la question ni pourquoi je la formulais. Je redevenais moi, quelqu'un, et un vague sentiment de ridicule s'empara de moi. Je me sentais stupidement humilié. Je vivais une expérience que je ne savais pas répertorier, et elle, avec des gestes de chatte, se contentait d'étirer ses membres. Je ramassai tout et reprit le chemin du phare. Elle vit que je m'en allais et me suivit à une certaine distance. Je voulus la haïr.

Quand nous parvînmes au phare, Batís n'avait plus la même attitude. Réservé comme toujours, il n'osait pas me dire qu'il avait changé d'idée. Sur certains points, il était très orgueilleux, et n'admettait pas d'être convaincu d'idées envers lesquelles il avait auparavant manifesté son désaccord. Mais qu'il s'approche de moi et tente d'amorcer la conversation ne pouvait signifier qu'une chose : qu'il voulait reparler des explosifs et de la tentative de récupération. J'étais encore bouleversé et l'ignorai pendant un bon moment. Je finis par lui dire :

— Il y a un vieux conte irlandais qui a un point commun avec votre histoire allemande. Un Irlandais se trouve dans une pièce obscure. A tâtons, il cherche le quinquet. Il le trouve, l'allume avec une allumette et voit qu'il y a une autre porte sur le mur d'en face. Il la passe rapidement et la referme derrière lui, oubliant le quinquet, pour vérifier qu'il se trouve à nouveau dans une pièce sans lumière. L'histoire peut se répéter à l'infini, avec l'Irlandais obstiné qui cherche les quinquets et les allume, passe des portes et les referme, oubliant le quinquet, toujours de l'avant, toujours vers une nouvelle obscurité. A la fin, l'Irlandais se trouve dans une pièce sans portes, enfermé comme un rat. Et vous savez ce qu'il dit : « Merci mon Dieu, c'était ma dernière allumette. » Je haussai le ton : Je ne suis pas ce personnage, Batís, je ne le suis pas. Cinq cents bêtes liquidées pour toujours, peut-être six cents. Ou sept cents. Pourquoi pas mille ? Soufflai-je. Qu'en pensez-vous ?

Il continuait à feindre des réserves. Il faisait cependant preuve de la voracité du chasseur.

— Ne vous en faites pas, plaisantai-je sans rire ni le regarder, si ça se termine mal et qu'elles nous dévorent, j'en assumerai l'entière responsabilité.

La mascotte était assise dans un coin et se grattait le sexe.

IX

D'après nos calculs, à la première heure du jour, les monstres devaient être plus inactifs qu'à n'importe quel autre moment de la journée. Nous parvînmes à cette conclusion en mettant nos horaires en miroir des leurs : c'était nous qui avions adopté le rythme qu'ils imposaient, et non l'inverse, il fallait donc s'attendre à une certaine symétrie.

Nous nous dirigeâmes vers la chaloupe après une nuit aussi agitée que les précédentes. Une fois de plus, la survie n'avait tenu qu'à un fil. Comme mesure défensive, au milieu de l'après-midi, nous avions troué le granit comme une passoire et tendu un tapis de pieux juste devant Centrée. Nous ne pouvions pas en faire tellement plus. Et, en réalité, nous ignorions si le dispositif agissait comme un repoussoir ou un point d'attraction. La nuit, ils recommencèrent les poussées contre la porte, négligeant leurs propres pertes, comme guidés par l'intuition d'une offensive finale, renversant le champ de pieux par la force du nombre, une masse visqueuse qui mugissait et frappait la porte à coups de patte et de poing. Nous n'avions pas d'autre solution que de sacrifier les rares bouteilles que nous avions conservées. Elles étaient remplies d'une préparation contenant du rhum, du goudron, du pétrole et toute substance inflammable qu'il nous restait dans la réserve. Autour du goulot, nous avions attaché un morceau de coton imprégné d'alcool. Batís les enflammait et me les passait. Je les lançais contre les monstres. En se brisant sur leur dos elles explosaient en de petits incendies. Les corps étaient humides et ne brûlaient pas bien, mais cette nuit du moins ils furent suffisamment surpris pour se retirer.

Nous n'avions pas dormi, donc, mais nous avions l'esprit plus frais que jamais. Nous dûmes faire deux voyages jusqu'à la chaloupe pour charger tout le matériel, qui comprenait une pompe à air, la combinaison en caoutchouc, le scaphandre en bronze, des chaussures spéciales à semelles de plomb, des cordes, une poulie portable, des armes et des munitions. Nous ramions dos au récif sur lequel se trouvait le bateau, qui avait la forme d'un gâteau. Je tournais parfois la tête. Dans ces circonstances, on éprouve la sensation que l'objectif, au lieu de se rapprocher, s'éloigne. Il n'y avait qu'une centaine de mètres, juste une éternité. Chaque relief que formait la marée constituait une cachette, il y avait un piège derrière chaque montagne de vagues. Il me semblait voir des crânes sphériques émerger des eaux, ici et là, à chaque instant. Des troncs qui flottaient à la dérive, bercés par les vagues, me rappelaient des membres d'animaux. « Va bene, va bene, va bene », chantais-je dans un élan d'italien, sans grande conviction, juste pour que la musicalité de la langue me rassure. « Fermez ce maudit clapet », dit Batís, qui ramait à mes côtés comme un galérien. Un gris de pierre tombale écrasait la surface de l'océan. Un paquet d'eau latéral nous éclaboussa. Mes lèvres se couvrirent de sel. La peur et l'urgence nous empêchaient de mesurer nos forces : nous abordâmes le récif à une telle vitesse que nous n'évitâmes la catastrophe que grâce à une plate-forme inclinée, sur laquelle la chaloupe s'engagea. Nous débarquâmes sur un rocher escarpé et érodé. Une extension ridiculement petite mais labyrinthique, pleine de concavités dans lesquelles s'accumulait de l'eau à moitié gelée. Nous glissions souvent et devions nous aider de nos mains et de nos bras.

Notre plan était le suivant : on voyait tout de suite que ce récif descendait en angle doux et était plein de prises très utiles. Je descendrais comme un alpiniste des profondeurs par la paroi la plus proche du bateau. Depuis la plateforme en pierre, Batís m'alimenterait en air et hisserait les caisses au fur et à mesure que je les attacherais. Nous partagerions les risques et les tâches : je serais l'âme innocente qui visiterait les enfers, il avait le devoir, en rien négligeable, de maintenir l'oxygène et de récupérer les explosifs. La pompe devait être alimentée manuellement et à un rythme constant et régulier. Si je n'avais pas suffisamment d'air, je m'asphyxierais ; s'il en insufflait trop, l'excès de pression ferait éclater mes poumons. Et tout cela, d'une seule main. L'autre lui servirait à manipuler la poulie une fois la corde chargée de dynamite. Nous installâmes la pompe et la poulie très proches l'une de l'autre pour lui faciliter le travail. Je devrais faire confiance à la bonne synchronisation de Batís. Soupir.