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Le bateau s'était incrusté dans l'écueil par la proue, qui ressortait en direction du ciel, suivant une inclinaison de trente degrés à tribord. La coque était fermement soudée à la roche comme par des rivets de plomb. La cargaison devait se trouver dans la partie postérieure, qui était enfouie. Bâtis avait assisté au naufrage. Il assurait qu'une grande brèche avait ouvert le bateau comme une boîte de conserve, par la poupe. Nous escomptions que le trou serait assez large pour nous permettre d'y entrer. Nous avions bien sûr pensé à simplifier l'opération. C'est-à-dire que le scaphandrier descende par le pont puis s'infiltre par les couloirs inondés pour localiser la cale. Mais cela n'était pas viable. Le plus probable était que les compartiments intérieurs soient obturés et oxydés par l'action de l'eau. Je ne pourrais pas passer par là. Cet espace plein d'aspérités et de passages étroits menaçait de sectionner le tuyau à air. Et il faudrait traverser le bateau jusqu'à la poupe, où se trouvait vraisemblablement la dynamite.

Je passai la combinaison de plongée et les bottes à semelles de plomb. Je m'assis d'un côté de la chaloupe. Bâtis m'aida tout d'abord à mettre le scaphandre en bronze, une pièce qui me couvrait une bonne partie de la poitrine et du dos. Puis le casque. Il se vissait dans le scaphandre. Mais, au moment où il allait me le passer, je l'arrêtai :

— Regardez, lui dis-je.

Il neigeait. Ce furent d'abord des grumeaux minuscules. En une minute, ils se transformèrent en gros flocons ronds. Ils tombaient et fondaient au contact de l'eau. Il neigeait sur la mer, et ce phénomène si ordinaire, si simple, me produisait un sentiment étrange. La neige imposait le silence. La mer, qui avait jusqu'à présent été légèrement agitée, se calma soudain, domptée par des ordres invisibles. Ce serait peut-être ma dernière vision du monde, et celui-ci se montrait à moi avec une beauté triste et banale.

J'ouvris une main. Les flocons tombaient sur le gant et s'évanouissaient immédiatement. Je pensai à l'Irlande. Qu'était-ce en fait que l'Irlande ? Une musique, peut-être. Je pensai à mon tuteur. Et aussi à un inconnu. Un homme très âgé, très aimable, qui un jour, des années auparavant, quand les Anglais me poursuivaient, m'avait caché dans un grenier, sans me poser de questions, prenant tous les risques. Cet homme était l'Irlande. Qu'est-ce que le monde avait fait de cet homme ? Je sentis le tiraillement des joues qui précède les pleurs.

Batís regarda le ciel le casque dans les mains. Il fit une moue observatrice :

— Ce n'est que de la neige, constata-t-il.

— Oui, ce n'est que de la neige, fis-je, en cachant mes sentiments, que de la neige. Mettez-moi le casque, nous n'avons pas toute la journée.

Il le vissa et fixa le tuyau à air dans la valve sur la nuque. J'emportais deux cordes. L'une me servirait à communiquer avec Batís. Avec l'autre, nous remonterions les explosifs.

— Vous vous rappellerez, lui dis-je. Si je tire une fois sur la corde, cela signifie que tout va bien. Deux fois, que j'ai chargé la corde à remonter avec une caisse. Si vous sentez trois coups de suite, coupez le tuyau d'un coup de hache et fuyez.

J'ajustai les trois vitres du casque, parfaitement rondes. J'en avais une sur la partie avant et deux autres sur les côtés. Nous vérifiâmes que le tuyau à air fonctionnait et j'amorçai la descente. L'eau m'engloutit dans un frisson glacé. Quand je m'en aperçus, j'étais déjà au-dessous de la surface. Le rocher présentait des fentes qui me servaient d'échelons. Je pouvais ainsi facilement gagner des mètres. Je tournais la tête de temps en temps, mais par les vitres latérales on ne pouvait rien voir d'intéressant. Derrière moi, l'océan infini. Devant moi, à quelques centimètres de mon nez, un rocher mort et dépourvu de végétation.

Il vint un moment où mes pieds ne trouvaient plus d'appui. C'était sans importance. Batís et moi avions déroulé le tuyau, dépourvu de nœuds, pour qu'il se dégage librement si la situation exigeait que je saute dans le vide. Après avoir tiré une fois sur la corde que j'avais sur moi, pour rassurer Batís, je me laissai tomber. Le plomb des chaussures m'entraîna lentement, avec une gravité calculée, jusqu'à ce que je touche le fond avec une flexion des genoux. Une lente traînée de poussière s'éleva jusqu'à ma taille. Mais ce n'était qu'une fine pellicule sablonneuse qui recouvrait la surface. Le sol était tout à fait praticable, d'une horizontalité architectonique. Je pouvais y marcher comme dans un pré. Je sentais, oui, la densité de l'élément, qui ralentissait chacun de mes mouvements.

J'évolue dans un monde qui a le silence pour patrimoine. A l'intérieur du casque, je n'entends que ma respiration, mes mucosités, un gémissement d'inquiétude qui m'échappe. Je me retiens, mais je me rends compte que les sons que j'émets aiguillonnent mes peurs. Dans la main gauche, je tiens deux cordes, dans la droite un couteau. Je regarde dans toutes les directions. Il n'y a pas de monstres, il n'y a rien. La visibilité est limitée à trente ou quarante mètres, peut-être moins. A droite, le ventre du bateau. Il rappelle le cadavre d'une baleine. En face, l'immensité. Des particules indéfinies flottent sans but, comme des flocons de neige noire. Des filaments d'algues en forme de serpentins se maintiennent entre deux eaux, presque statiques. Cet immense espace ouvert ne donne sur aucune porte, la frontière des ténèbres n'a pas de limite précise. Cela contredisait les enseignements catholiques : l'enfer n'était pas un lieu où l'on entrait d'un coup ; on y accédait à petits pas, de façon imperceptible.

Je me mouvais dans un espace flou, une transition dans laquelle le bleu se fondait en noir et à partir duquel on ne voyait même pas d'ordures aquatiques. Le paysage s'exaltait. Ils pouvaient apparaître à tout instant, n'importe où. « N'y pense pas, me dis-je, ne pense pas aux monstres, contente-toi de travailler, c'est tout. » C'était la stratégie la moins réaliste et la plus raisonnable.

Je me dirigeai vers la poupe. Effectivement, l'impact avait scié l'acier et transformé le plancher en une sorte de grotte artificielle. Le bateau penchait légèrement à tribord. Le désastre avait déplacé la cargaison dont une bonne partie sortait par la brèche. Un magnifique coup de chance, qui allait m'éviter d'entrer dans la cale. De petits conteneurs, métalliques et rectangulaires, étaient éparpillés à proximité de la blessure. Je passai le gant sur le plus proche. Le conteneur nettoyé, on pouvait lire, en majuscules : ATTENTION ! TRÈS DANGEREUX. Tout ce que j'avais à faire était d'attacher une poignée à la grosse corde, tirer deux fois sur la corde guide, et Batís, avec une diligence germanique, remontait les emballages. Les caisses disparaissaient en haut puis il me renvoyait la corde. Nous avions ajouté un plomb au bout de la corde, pour lui donner du poids. Il tombait quelque part près de moi, et je persévérais dans ma tâche.

Je travaillai avec une passion de mineur jusqu'à ce que Batís fît trembler la corde qui reliait les deux mondes. Tout d'abord, je ne compris pas. Courions-nous un danger ? Je n'apercevais aucune trace des monstres. Non, ce n'était pas ça. Nous avions dû accumuler trop de conteneurs. Mais j'étais possédé par la fièvre du chercheur d'or. Un de plus, Batís, juste un, l'implorais-je mentalement. Ignorant les vibrations de la corde, je pris une autre caisse. Batís la remonta, oui, mais cette fois la corde revint avec un nœud près du plomb ; cela m'empêchait de l'attacher, et m'indiquait ainsi de laisser les choses en l'état. Réunissant tout le bon sens qu'il me restait, j'en tins compte.