Выбрать главу

J'ignore combien de temps je passai en leur compagnie. Contrairement à tous les pronostics, leur présence apportait dans ce cimetière une lumière bienfaisante. Je vivais le premier instant où la peur m'abandonnait depuis que j'étais arrivé sur l'île. Je me sentais libéré de l'horreur, comme si elle avait constitué un pénible lest. Je n'avais moi-même pas conscience du poids qu'avait supposé la peur persistante et systématique. Pendant des mois entiers, nuit et jour, jour et nuit, j'avais connu la peur, toutes les nuances de la peur, toujours la peur pour compagnie. « Pourquoi, me demandais-je, pourquoi maintenant précisément, où tu te trouves dans les entrailles de l'enfer, l'effroi t'abandonne-t-il ? » Je ne trouvai pas la réponse avant de prendre l'un des petits par le bras : il n'avait pas peur lui non plus. C'était un monstre, ou un monstre en puissance, et il méritait que je lui torde le bras jusqu'à lui briser la colonne vertébrale. Mais il n'avait pas peur. Il sentait juste un chatouillis. Il se mit à rire. Un rire subaquatique, oui. Il riait avec la bouche et les sourcils, les yeux et les mains. Sous l'eau, son rire sonnait comme les cloches des hôtels. Depuis combien de temps n'avais-je pas ri moi-même ? Je le lâchai, mais au lieu de fuir il resta là, devant moi, poursuivant en riant un vol vagabond de papillon. Il frôla la vitre de ses doigts de fœtus. Il toucha la vitre, et le souvenir de ces petits doigts devait me poursuivre des jours entiers.

Je quittai le bateau. Au long de mon ascension, ils me tinrent compagnie. Ils tournaient autour de mon corps et me pinçaient avec une douce impertinence. Plus ou moins comme les mordillements de chatons joueurs. Au fur et à mesure que je me rapprochais de la surface, leur nombre diminuait. Quand je sortis la tête, Batís fit un bond :

— Je croyais que vous étiez resté vivre là-bas ! Mein Gott, mais que diable s'est-il passé, en bas ?

Mes jambes ne me portaient plus. Il ôta mon casque et vit une expression hallucinée, un messager si faible qu'il en a oublié son message dans son dernier soupir.

— Faces de crapaud ? me demanda-t-il, très nerveux.

— Non, criai-je, dauphins !

Batís recula d'un pas. Il m'observait comme s'il avait tenté d'évaluer ma santé mentale.

— C'est l'ivresse des profondeurs, décréta-t-il ; vous ne tarderez pas à vous remettre.

Mais, soudain, ce fut comme si je lui avais transmis ma démence supposée. Il étouffa un cri et prit le fusil qu'il portait à l'épaule. Près de nous émergeait une tête. Adossé au rocher, je levai un bras :

— Ne tirez pas ! Pour l'amour de Dieu, Batís, ne tirez pas !

L'espace d'un instant, Batís me regarda, puis le monstre immobile et moi de nouveau.

— Ne tirez pas ! insistai-je, à terre. Ce n'est qu'un enfant.

Batís fut trop lent. Son arme prête, la mer était à nouveau une surface vide.

X

Quand nous foulâmes le sol de 121e, tout notre paysage avait changé. La neige recouvrait les arbres et les branches portaient un poids blanc. Le chemin qui traversait la forêt s'était effacé. Nos pieds étaient les premiers à violer ce tapis intact. Une couche d'ivoire conférait à notre résidence une douceur insoupçonnée, en place de l'habituelle atmosphère lugubre, en place de cette terre inhospitalière. La neige ensevelissait les vestiges des batailles, et recouvrait le granit et la coupole conique du phare. Les monticules de rebut que nous accumulions à l'extérieur, à une cinquantaine de mètres, disparaissaient sous un manteau de sucre. Même les récifs les plus proches étaient couronnés d'une couche blanche que les vagues s'efforçaient de lécher. Je m'extasiais. Je ne m'étais pas encore remis de la vision des enfants des monstres que maintenant. la neige reproduisait une tendresse blessante. Nous déchargions les explosifs et mon corps menait à bien les travaux en l'absence de mon esprit.

Batís ne connaissait pas le repos. Son esprit martial coordonnait les premières tâches. Nous rangeâmes et comptâmes les cartouches. Nous avions assez de dynamite pour faire sauter la moitié de Londres. Le dépôt contenait une centaine de mètres de mèche imperméable et trois détonateurs, des caisses carrées avec la plaque correspondante en forme de T. Ils faisaient partie du matériel affecté au bâtiment. Les ordonnances stipulaient qu'en cas de guerre elles devaient servir à détruire le phare. Que ce fût par négligence ou par incompétence, les constructeurs avaient oublié les mèches et les détonateurs un peu partout.

Ici prenaient fin les initiatives de Batís et entrait en scène mon imagination d'activiste. Il nous resterait toujours la possibilité d'utiliser les cartouches individuellement, comme des grenades. Mais j'aspirais à autre chose. La mèche et les détonateurs nous offraient un avantage supplémentaire. Mon idée était de créer trois fronts dévastateurs.

Nous alignerions les premières charges devant la base de granit elle-même. Ce serait notre défense la plus proche et, pour des raisons de sécurité, la moins dangereuse : nous n'étions pas des spécialistes, nous ne connaissions pas précisément la puissance de la dynamite, et si nous exagérions le phare tout entier pouvait voler en éclats.

Le deuxième front se situerait une vingtaine de mètres plus loin, à l'orée de la forêt. Une série de cartouches enterrées dans la neige et reliées entre elles par la mèche. Nous y installerions la principale puissance d'explosion. Une prévision très logique, parce que c'était là — entre le granit et la forêt — que nous nous attendions à la plus grande concentration de monstres. Nous allions couvrir la distance, d'une côte à l'autre, en répartissant les munitions dans de petits trous.

Le troisième front serait encore plus éloigné : dans la forêt même, camouflé parmi les arbres.

Il avait une finalité instrumentale. Nous pourrions faire sauter cette ligne quand cela nous conviendrait. Avant la seconde, si nous voulions provoquer une fuite pour pousser la masse des monstres vers la deuxième ligne. Ou après, s'il restait juste à achever les rares survivants qui se retireraient. Chaque front d'explosifs était relié à un détonateur différent, que nous actionnerions alternativement le moment venu.

Nous travaillâmes toute la journée. Nous faisions des tas de dix cartouches, les attachions et les reliions à une seule mèche, les enterrions et renouvelions l'opération quelques mètres plus loin. Quand nous finissions une ligne, nous enterrions également toute la mèche, qui remontait jusqu'au phare. Nous la fixions dans le mur ; elle grimpait sur la pierre jusqu'au balcon, sur lequel nous avions placé les détonateurs. La mascotte collaborait elle aussi, sans savoir ce qu'elle faisait. Elle remplissait les sacs de sable de la plage, ils étaient bien compacts, puis nous les attachions à la rambarde du balcon afin de constituer une barricade. Ce serait notre refuge contre la prévisible pluie de mitraille. Nous travaillâmes comme des esclaves, et peu avant la nuit nous avions accompli un magnifique ouvrage de sapeurs militaires.

— Aujourd'hui il va y avoir beaucoup d'orphelins, pensai-je à voix haute.

— C'est le but recherché, dit Batís.

La nuit vint tout de suite. Mais ils ne se montraient pas. Nous avions résisté pendant tant de jours au seuil de l'agonie, et, de façon inexplicable, cette nuit ils ne se présentaient pas. Au fil des heures, mon impatience se transformait en exaspération. « Où sont-ils ? où sont-ils ? où diable sont-ils ? » demandais-je dans le vide.