Batís était une vigie plus flegmatique. Il se contentait de suivre le sillage des projecteurs avec le canon du Remington. Trouant l'obscurité, la lumière ne découvrait que des flocons de neige. Aucune trace, aucune empreinte, à part celles de nos bottes, ne marquait le paysage enneigé. J'avais les mains moites. Je n'arrêtais pas d'ôter et de remettre mes gants, ou j'enlevais la neige de ma moustache. Peut-être la neige modifiait-elle leurs habitudes ?
La nuit suivante apporta une nouveauté, peu importante. Nous en vîmes quelques-uns, ou plutôt, nous les entendîmes. Ils coassaient de leurs voix de batraciens, partout dans l'obscurité, sans aucun objectif précis. Dès les premiers rayons du soleil, nous pûmes les distinguer : deux, trois, quatre ou cinq, il ne devait pas y en avoir tellement plus. Ils se déplaçaient dans les limites de la forêt en suivant une direction vague, et ils ne s'approchèrent même pas. Ce n'était pas la peine de gâcher une seule balle, encore moins la dynamite. Les nuits suivantes, ce fut la même chose. Us étaient là sans être là.
La situation se prolongeait et les idées les plus extravagantes me passaient par la tête comme des mouches à fumier. Je me rendais souvent vers les trois lignes d'explosifs, ces faisceaux de dynamite reliés entre eux et enterrés dans la neige. J'examinais leurs traces dans la position d'un explorateur, à genoux, essayant de découvrir la logique de charognards qui les guidait. Auraient-ils flairé la dynamite ? Cette masse grégaire soupçonnait-elle un nouveau danger plus terrible que les fusils, qu'ils connaissaient déjà ? Je me surprenais parfois moi-même, tandis que je rejetais de la buée par la bouche, cherchant un sens à ces labyrinthes de traces monstrueuses.
Et s'ils étaient plus malins que les renards ? Mais les charges explosives étaient intactes. Dans la mesure du possible, avant d'enterrer la mèche, nous l'avions fait passer par des tubes et des tuyaux en surplus dans le phare. Rien de tout cela n'avait été détruit.
Pendant que nous vivions cette parenthèse, je forniquai à nouveau avec la mascotte. L'excuse habituelle pour l'emmener était qu'elle m'aiderait à charger de la mitraille. Dans la journée, faute d'autres occupations, je renforçais les cartouches avec de la ferraille, des clous, des pierres et n'importe quel autre objet petit mais pointu qui me tombait sous la main. La maison du climatologue était très utile à mes desseins. Nous la démontâmes littéralement à la recherche de matériaux offensifs. Et après avoir rempli les sacs, ou avant, j'allongeais la mascotte sur le lit et la possédais.
La philosophie et l'amour se réservent des combats dans des sphères invisibles. Mais la guerre et le sexe sont un seul corps à corps. Je forniquais avec la mascotte dans une sorte de viol consenti. Je n'avais pas assez de membres pour englober la totalité de son corps, la surface de cette peau glacée. Je la traitais comme si j'avais achevé une bête inutile. Et après chaque copulation, j'éprouvais une authentique haine contre elle, contre cette ambassadrice de l'horreur.
Ce plaisir démesuré n'était plus une nouveauté, mais cela ne diminuait en rien son intensité. Je le fis deux ou trois fois, peut-être quatre. Ensuite, je souffrais d'une rare tristesse, d'un abandon enfantin. J'étais un amant sans amante, un être perdu qui trace des cercles dans le désert. L'état lamentable de l'habitat renforçait la sensation de voie sans issue. La maison était une sorte de petite Rome consumée par mille ans d'invasions barbares. Je me couchais à côté de la mascotte, sous des couvertures sales et froides, plus raides que le carton, et la maison, à moitié engloutie, me regardait comme une loupe regarde une fourmi. Les gouttes qui filtraient du plafond s'étaient transformées en plaques de gel. L'humidité ployait le bois des murs comme des tournesols. A l'intérieur le temps ralentissait ; on observait la vie depuis la perspective des vers de terre. Ces jours-là, à l'intérieur, j'étais à mi-chemin entre la vie et la mort. Là, tout se réduisait à deux élans, tuer et aimer, et les deux se refusaient à moi : eux ne venaient pas et, elle, elle était eux.
— Ils vont venir aujourd'hui, annonçait parfois Bâtis, avec des airs de paysan qui prédit le temps.
Mais il se trompait toujours. Ils s'étaient évanouis, simplement. Davantage que de la prudence, ils montraient maintenant du mépris. Quand il nous arrivait de les voir, c'était par pur hasard. Nous entendions de petits troupeaux, se déplaçant en dehors du spectre limité des projecteurs. Ils hurlaient sous la neige nocturne, ou nous épiaient en silence, mais n'avaient jamais le phare pour objectif. On aurait dit qu'ils traversaient l'obscurité terrestre de l'île en suivant une route, qu'ils se dirigeaient vers un point concret, et que le chemin le plus direct traversait la forêt. C'était tout. Un jour, nous tirâmes des feux de Bengale multicolores sur les voix, avec l'espoir de les attirer ainsi. Rien.
Je n'aurais jamais cru pouvoir souhaiter un jour que nous soyons attaqués par une foule de monstres. Et le fait était que leur absence me conduisait maintenant à la lisière du paroxysme. Un jour, je découvris Bâtis assis dehors, sur une chaise. J'en sortis une autre pour l'imiter. La mienne était à moitié boiteuse et le déséquilibre me fit tomber, je me couvris de ridicule. Nous avions peu de chaises, et j'aurais pu l'arranger facilement. Au lieu de ça, je la brisai contre le mur du phare. Je lui brisai les pieds, le dossier, et me jetai dessus jusqu'à ce qu'il n'en restât rien qui pût rappeler un meuble. Bâtis me regardait, tout en buvant au goulot d'une bouteille de rhum. Il n'ouvrit pas la bouche. Un autre jour, je faillis assassiner la mascotte. Je ne me rappelle pas les circonstances, et cela n'a en fait aucune importance. Il me semble qu'elle ramassait du bois. Elle en portait trois morceaux, et l'un d'eux tomba. Au moment où elle voulut le ramasser, cette maladroite en laissa tomber un autre. Elle se penchait pour ramasser ce deuxième morceau et perdait le troisième. Complètement stupide, l'opération se répétait à l'infini. Je m'approchai. « Ramasse-les », lui disais-je. La pression que je lui imposais la terrorisait. « Ramasse-les ! » Elle poussa un cri pour réclamer de l'aide et cela me mit en colère. Oui, je l'aurais tuée si Bâtis n'était pas arrivé :
— Kollege, ce n'est qu'une face de crapaud.
Davantage qu'une manifestation de pitié, c'était une déclaration de propriété. Ma frustration obéissait à des processus mentaux que je n'étais pas sûr de vouloir reconnaître. En premier lieu, un point évident : j'avais investi le capital de ma vie dans l'aventure sous-marine, j'avais risqué ma peau dans le navire portugais. Et par un hasard incompréhensible mes risques coïncidaient avec l'apathie de l'ennemi. Cela me frustrait. Après notre incursion, je me sentais comme un bon bourgeois attendant la récompense de ses efforts. Qui plus est, je croyais, ou voulais croire, qu'une tuerie générale éliminerait les dangers qui m'assaillaient une bonne fois pour toutes, que j'en finirais avec l'enfer. D'autre part, j'éprouvais un sentiment d'inquiétude que je n'étais même pas capable de formuler : les monstres eux-mêmes. Cette petite main sur la vitre du scaphandre. Et la sexualité de la mascotte, aussi. Pendant la journée, un manque de discipline mentale me faisait voir des images de fumeur d'opium. Batís était devant moi, marmonnait des monosyllabes, et, moi, je lui répondais à peu près. Mais je n'étais pas attentif. L'espace qui nous séparait se remplissait d'images de fumée.
Je voyais la petite main sous-marine. Ces doigts fluets qui frôlaient le verre, si sûrs et si fragiles. Et je voyais le corps de la mascotte. Je voyais ses contorsions, et son souvenir me tourmentait comme si l'air avait été un écran. Tous les angles de cette concupiscence. Le tout si terrible et si facile à la fois.
Le plus contradictoire était que plus la mascotte me donnait de plaisir, plus je la détestais. Elle représentait ses semblables, et le fait qu'ils causent tant d'horreurs et qu'elle procure tant de plaisir expliquait peut-être les attaques nerveuses qui m'assaillaient. Réfléchis, réfléchis, me disais-je en me frappant le front du poing, réfléchis, réfléchis. Mais pour moi, à l'époque, penser n'était pas synonyme de raisonner, juste de planifier. L'action remplaçait la réflexion ; quand je tentais de pondérer les choses, mon cerveau résistait, grinçait, exactement comme des charnières oxydées. Nous nous étions situés sur le terrain de l'offensive et je ne voulais pas l'abandonner.