— Batís, ne laissons pas l'audace nous abandonner, lui dis-je un jour. Offrons-leur quelque chose, tentons-les. Il faudra laisser la porte ouverte…
Avant qu'il ait pu s'y opposer, je m'empressai d'ajouter :
— Ce n'est pas aussi dangereux qu'il y paraît. En effet, ils ne peuvent monter l'escalier en colimaçon qu'un par un. Un tireur posté au niveau de la trappe peut les abattre facilement. Et cela n'arrivera jamais. Nous voulons qu'ils se rassemblent près du phare. Quand ils seront tous réunis, ils voleront dans les airs.
Batís me regardait comme une vierge sur le point d'être violée. Pendant une éternité, seul ou accompagné, il avait défendu le phare sans que les monstres parviennent à fouler son saint des saints. Et maintenant je lui proposais de laisser la porte ouverte, la porte de son phare.
— Mille monstres morts, Batís, finis-je par dire afin que le nombre éveille la fantaisie limitée de cet homme.
— Qui va activer les détonateurs ?
Cette question révélait la facette la plus puérile de Batís. Il existe deux sortes de combattants. Ceux qui conçoivent des stratégies et ceux qui ne se sont jamais départis de la tendance enfantine à briser des objets. Je me reconnaissais dans le premier groupe, Caffó faisait partie du deuxième.
— Vous-même, le rassurai-je. Si vous voulez, je couvrirai la trappe de l'escalier pendant que vous les enverrez en enfer.
Nous en convînmes ainsi. Quand l'obscurité vint, j'ouvris la porte. Toutes les vingt marches je laissais un quinquet allumé. De la sorte, au cas où ils entreraient, il me serait facile de les voir et de les arrêter. Il me suffisait de sortir le Remington par la trappe ouverte. Même le plus mauvais tireur du monde ne pourrait manquer la cible. Batís était sur le balcon, je protégeais ses arrières, l'escalier était sous contrôle.
— Alors ? Vous les voyez ? lui demandais-je.
— Non.
Au bout d'un moment :
— Et maintenant ? Maintenant, Batís ?
— Non, rien. Rien.
Je voulais me rendre compte par moi-même et, poussé par l'impatience, je m'approchai du balcon.
— Retournez à la trappe ! hurla Batís. Retournez-y, nom de Dieu ! Vous voulez nous faire tuer ?
Il avait raison. Ils étaient tout à fait capables d'esquiver la poursuite des projecteurs et de nous surprendre. Mais je ne voyais rien moi non plus. Seulement la faible lumière des quinquets répartis dans l'escalier en colimaçon. Toutes les flammes resplendissaient et tremblaient, sous l'effet de petits courants d'air.
— Deux, dit Batís.
— Où ça, où ça ? criai-je de ma position, exigeant des nouvelles.
— A l'ouest. Maintenant ils arrivent. Quatre, cinq… Je ne les compte pas.
— Ne tirez pas. Laissez-les s'approcher ; surtout, qu'ils voient bien la porte ouverte.
Ce dialogue télégraphique me crispait. Caffó allait d'un côté à l'autre du petit balcon, scrutant la nuit. Je visais dans le vide avec le Remington mais je regardais Batís, lui demandant à chaque instant s'il y avait du nouveau dans le paysage, oubliant mes obligations. Cela aurait pu constituer une erreur fatale. Un bruit de verre brisé attira mon attention. Les premiers quinquets s'étaient éteints.
— Caffó, ils sont là ! le prévins-je.
Je pouvais entendre leurs hurlements, en bas. J'eus du mal à voir la griffe qui attaquait le troisième quinquet. Je perdais ainsi de vue des pans entiers d'escalier. Le rez-de-chaussée était un puits noir, un trou d'où montaient des concerts de crapauds. Mais, soudain, un monstre gravit l'escalier comme une flèche, à quatre pattes. Il ne se souciait plus d'éteindre les lampes, et je pouvais parfaitement distinguer le corps qui rampait. Les quinquets survivants l'éclairaient sous le ventre, cette lumière qui venait d'en bas renforçait son aspect diabolique. Il avançait sur moi, se précipitait sur le fusil. Devais-je tirer ? Si je le faisais, ses compagnons, à l'extérieur, renonceraient peut-être, et nous voulions un massacre. « Kollege, Kollege », entendis-je Batís me dire. Je n'avais pas le temps de lui expliquer mon raisonnement, le monstre dévorait les marches à la vitesse d'un lézard. Mais quand seulement dix, neuf, huit nous séparaient, il s'arrêta net. Le dernier quinquet était très proche de son visage. Nous nous regardâmes. Moi depuis le trou de la trappe, lui à huit marches du canon. Entre nous seule une lampe s'interposait. Nous nous regardâmes dans les yeux, oui, et des tonnes de rancœur remplirent ce bref espace. Il m'apparaissait comme une vision de saint Antoine ; nous nous reniflions littéralement, chacun mesurait les forces et les possibilités de l'autre. Il avait les bras écartés et appuyés sur la marche suivante. Cela me permit de remarquer un détail révélateur : il lui manquait un bout de membrane et la moitié d'un doigt. Du pus noir et des cicatrices se confondaient dans un ulcère répugnant. C'était lui. Depuis lors, les choses avaient beaucoup changé. Je n'étais plus une proie sans défense. Maintenant, nous nous détestions comme seuls peuvent se détester deux semblables. Mon instinct me poussait à le liquider sur place. Mon intérêt me priait de ne pas le tuer, de le laisser dire aux siens que la porte était « ouverte, ouverte, venez tous ». J'instaurai un compromis entre volonté et sentiment : s'il gravissait une nouvelle marche, je vidais mon chargeur sur lui.
— Bouge, fils d'une Babylone animale, murmurai-je tout en le visant. Bouge un peu.
Il aboya. Mais avant qu'il ne se décide un tir de Caffó nous interrompit. Il tirait sur ses congénères. Mon monstre ouvrit la bouche, montrant et cachant sa langue, grimace reflétant insulte et impuissance. Il rebroussa chemin. Il se retira lentement, sans me tourner le dos. Il laissait derrière lui chaque marche avec le chagrin de l'empereur qui cède des provinces. Quand il eut disparu, je demandai des explications à Batís.
— Et la dynamite ? On peut savoir pour quelle foutue raison vous n'avez pas activé les explosifs ?
La véhémence de mon ton ne lui fit pas perdre son calme. Il argumenta avec un calcul scientifique :
— Ils étaient trop nombreux pour les laisser entrer et trop peu pour utiliser la dynamite.
Et il résuma la situation par ces mots. Mais il avait bien fait. Tout ce que nous souhaitions depuis la plongée dans le bateau, tout ce que nous avions attendu jour après jour, nuit après nuit, nous fut accordé le lendemain.
Pendant la journée, il neigea avec une constance nordique. Une couche de cinquante centimètres recouvrait l'île. Au milieu de l'après-midi le soleil sombrait déjà à l'horizon, comme s'il avait été pressé de quitter le monde. Il tombait à une vitesse surprenante, entraînait le crépuscule avec lui, fuyait en nous refusant son témoignage. La mascotte chanta sans trêve ni repos dès la tombée de la nuit et les yeux clos. Une mélodie destructrice que nous ne l'avions jamais entendue chanter. Je nous revois, Batís et moi, mangeant dans des assiettes en métal dans un mutisme absolu. De temps en temps nous nous regardions, ou nous la regardions. Elle nous inquiétait plus que jamais. Mais nous n'avions pas la volonté de lui ordonner de se taire. Ces augures et d'autres, moindres, présageaient des événements décisifs.