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Après dîner, nous fumâmes. Batís se caressait la barbe et baissait la tête. Nous nous sentions soudain comme deux inconnus qui se rencontrent dans une gare.

— Batís, dis-je, vous avez fait la guerre ?

— Qui, moi ? demanda Caffó sans grand intérêt. Non. Mais j'ai travaillé un temps comme garde forestier. J'assistais les chasseurs, principalement de riches Italiens. Nous chassions des cerfs, des sangliers, des ours parfois… tout ça. Et vous ? Vous avez une expérience militaire ?

— Oui, en un certain sens.

— Vraiment ? Je ne l'aurais jamais cru. Vous avez fait la Grande Guerre ? Vous avez été dans les tranchées ?

— Non.

Après une très longue pause, Batís demanda :

— Quelle guerre, alors ?

— Une guerre patriotique — je réfléchis de mon côté. Je luttais pour la patrie, je suppose. Dans mon cas, il s'agissait également d'une île.

Batís se grattait la nuque.

— Ah oui ?

— Vous saviez qu'en latin patrie signifie terre de nos pères ? Je ris : Le plus drôle, c'est que je suis orphelin.

— Je ne ferais aucune guerre pour mon père, ni pour sa ferme, dit-il, et il murmura : fumier, fumier, fumier…

Je ne pris pas la peine de discuter. C'était toujours pareil. En apparence, nous avions un dialogue, mais il s'agissait en réalité de monologues croisés. Nous restâmes silencieux un moment. Je regardai le ciel sans quitter ma chaise. La neige qui tombait s'était réduite à des quantités insignifiantes. La lune serait bientôt pleine. Avant qu'elle ne sorte, on vit des étoiles filantes, intruses dans un crépuscule violet, brèves comme la flamme des allumettes, si éphémères qu'elles nous refusaient le droit de faire des vœux. Lui, avec une inquiétude enfantine :

— Et qui a gagné la guerre ?

Je m'étais perdu dans mes pensées et je ne savais plus de quoi il parlait :

— Quelle guerre ?

— La vôtre, m'aida-t-il, d'une amabilité surprenante. Qui a gagné ? Les patriotes de l'île, ou les autres ?

— La guerre n'est pas encore terminée — et je me dirigeai vers la trappe en prenant le Remington. Souvenez-vous de tourner trois fois l'axe du levier avant d'actionner les détonateurs. S'il n'y a pas suffisamment d'énergie, le contact ne s'établira pas.

Je répartis les quinquets qu'il nous restait dans l'escalier. Puis je pris ma place dans la trappe. Allongé par terre, la porte ouverte et le fusil dans les mains. Je demandais régulièrement des nouvelles à Batís. « Pas face de crapaud, pas face de crapaud », répondait-il, massacrant la syntaxe. Une demi-heure s'écoula. En bas, une tempête de neige s'engouffra par la porte ouverte. Mais ce n'était que de la neige.

— Vous les voyez, Batís. Vous les voyez ?

Il ne me répondait pas. J'avais retenu quelque chose de l'erreur de la nuit précédente et n'osais pas tourner la tête. Je ne voulais pas perdre de vue l'étage inférieur et la porte ouverte.

— Batís ?

Je lui jetai un coup d'œil rapide. Il me tournait le dos, sur le balcon, accroupi derrière la barricade de sacs. Quelque chose avait paralysé sa silhouette, qui ressemblait à une statue de sel.

— Batís ! criai-je, pour le sortir de l'évanouissement qui s'était emparé de lui. Ils arrivent, Batís ?

Il ne bougeait même pas le petit doigt. Il m'obligeait à abandonner ma position, malgré moi. Je le pris par un coude :

— Il fait trop froid ? Vous voulez que je vous relève un moment ?

— Mein Gott, mein Gott…

J'entendis une concentration de voix semblable à un bruit de tuyauterie engorgée, à une gigantesque vidange. Je regardai par-dessus le balcon.

Le nombre dépassait mes prévisions les plus folles. La pleine lune, amplifiée par la latitude australe, nous les montrait sous un éclairage de grand théâtre. Il y en avait tant qu'ils masquaient le paysage, qu'ils s'entassaient dans la forêt et secouaient les arbres, d'où tombaient des paquets de neige. Il y en avait tant qu'ils grimpaient aux branches, se balançant, montant et descendant, se piétinant. Il y en avait tant que beaucoup n'avaient pas d'autre solution que de jouer un rôle de spectateurs et s'entassaient sur de petits récifs, sur la côte nord et sur celle du sud, comme des reptiles au soleil. Ils manquaient d'espace même pour bouger les extrémités supérieures, exaspérés, frénétiques ; l'ensemble ressemblait à une grande marmite grouillant de vers pour la pêche. Les plus vigoureux se jetaient sur les moins forts, quitte à les blesser, sautant par-dessus les crânes nus. Une masse pâteuse de chair grise et verte, qui s'arrêtait devant le granit, reculait, indécise, comme si elle avait attendu les ordres d'un leader sans nom.

— Batís ! criai-je. Les détonateurs, activez-les !

Mais il ne m'entendait pas. Sa lèvre inférieure tombait comme tirée par un poids. Il serrait son fusil à deux mains, sans viser. « Batís, Batís, Batís », le secouai-je par les épaules. Il baissa davantage le Remington. Il me regardait sans me reconnaître et murmurait :

— Qui êtes-vous ?

Cela me provoqua une impression terrible, essentiellement parce que celui qui parlait était un homme très sûr des vérités élémentaires. Je ne pouvais pas compter sur lui. Mais je n'avais pas le temps de l'aider. « Baissez-vous », me bornai-je à dire, en le prenant par la nuque. Batís regardait sa poitrine et ses mains, sans se presser, étranger à la catastrophe qui nous cernait. En un sens, je l'enviai.

Les trois détonateurs étaient prêts. Je voulais d'abord activer les charges accumulées près du granit. Le levier s'enfonça complètement. Pendant une seconde, Batís — hors d'état — et moi nous regardâmes comme deux idiots : ça ne marchait pas. Mais, soudain, une explosion assourdissante nous obligea à nous jeter à terre, derrière la barricade, et à nous protéger la tête avec les bras. Les flammes s'élevaient comme des éclats volcaniques, des fragments de granit et de mitraille en tout genre s'incrustaient dans les sacs, dans les murs, recourbaient la rambarde comme si elle avait été en fil de fer. La construction tout entière vacillait. J'eus l'impression qu'elle donnait de la bande comme la tour de Pise. Quand j'ouvris les yeux, une couche de poussière et de cendre nous recouvrait de la tête aux pieds. A l'intérieur de l'habitacle s'étendait un nuage opaque ; des particules de suie scintillantes volaient à mi-hauteur. Quelque part, on devinait la silhouette de la mascotte, qui hurlait sans relâche, terrorisée.

Je me penchai par-dessus les sacs. Des douzaines, des centaines de monstres s'étaient volatilisés. Les cadavres étaient éparpillés, ceux qui agonisaient se traînaient parmi les morts. Je battis des paupières, m'essuyai les joues et le front, et criai :

— Batís, aidez-moi !

Les survivants ignoraient les morts. Ils chargeaient contre la porte ouverte, en hurlant.

A demi remis, ou complètement fou, Batís fit feu contre la masse avec son fusil. Moi aussi. A chaque tir, la douille sautait, avec la rapidité d'une mitrailleuse. Il était impossible de manquer son but. Ils mouraient comme des fanatiques, tombaient, et ceux qui tombaient faisaient trébucher ceux qui arrivaient derrière.

— Continuez à tirer ! bramai-je, me passant de mon fusil. Ne les laissez pas s'approcher de la porte !

Mon intention était d'activer la deuxième charge, mais le fracas de la lutte me fit commettre une erreur : au lieu de relier la dynamite à la deuxième ligne, je fis sauter la troisième, plus loin. La moitié de la forêt vola en éclats.

Un champignon noir et grenat s'éleva sur vingt-cinq, cinquante mètres. Malgré la couche de neige, les arbres brûlaient comme des allumettes, et beaucoup d'entre eux étaient projetés en l'air, tournaient sur l'axe des racines et nous retombaient dessus. Des fragments de corps s'incrustèrent dans les pieux. Ils nous bombardaient comme des boulets de canon. Un crâne explosa contre le blindage du balcon juste au moment où l'onde de choc nous parvenait. Elle poussa la majorité des sacs, et me poussa moi-même, avec la force d'un ouragan tropical. Soudain, je me retrouvai à l'intérieur de la pièce. Je me traînais sur les coudes au milieu d'une épaisse fumée noire qui m'asphyxiait. Le sol était recouvert de terre, d'étincelles qui bondissaient. A l'extérieur, quelque part, des faisceaux de dynamite explosaient avec retard et par sympathie. Mon haleine sentait le soufre. Je toussai et crachai, et vis la mascotte, sans défense, dans un coin. L'espace d'une seconde, nous échangeâmes un regard d'incompréhension. Elle ne comprenait rien. Moi non plus. Que se passait-il ? Ce pouvoir explosif dépassait les prévisions les plus optimistes. Où Batís se trouvait-il ? Était-il tombé du phare comme un marin du bateau ? Batís, c'était lui. Je devinai que les derniers jours, tandis que j'inspectais les charges éparpillées et leur ajoutais de la mitraille, Caffó, de son côté, n'avait pas résisté à la tentation de placer des cartouches. Nous étions convenus d'économiser une partie de la dynamite, par précaution. Mais sans doute, en cachette, avait-il rempli les mines avec tout ce que nous possédions. Si la première et la dernière ligne de dynamite avaient failli nous tuer, que se passerait-il quand nous actionnerions la deuxième, aussi puissante que les deux autres réunies ?