— Batís !
Il était sur le balcon, indemne et sale. Un brouillard londonien le rendait flou et lui donnait des airs de fantôme. Il criait sur les monstres, tel un Goliath possédé par l'esprit des Walkyries, au-delà de l'entendement humain. Une bonne partie de ses cheveux avait flambé et fumait. Il tirait avec le Remington d'une seule main comme s'il s'était agi d'un revolver, à droite et à gauche, et maudissait avec l'autre, le poing fermé. Curieusement, un monstre parvint à grimper entre les pieux et la rambarde à moitié détruite. Caffó lui écrasa le crâne de sa crosse, le fendit comme une pastèque en le frappant, cinq, six, sept fois, sans compter les brutalités, et le fît tomber d'un coup de pied. Ensuite, son attention se porta sur la dernière caisse de détonateurs.
— Batís, ne faites pas ça, ne le faites pas, je vous en prie, ne le faites pas, criais-je, à genoux, le retenant par la taille. Nous allons sauter !
Pendant quelques instants, il me regarda avec l'indulgence d'un seigneur féodal. Puis :
— Écartez-vous !
Et il me jeta sur les sacs d'une bourrade. Au-dessous de nous, les monstres s'agitaient et se consumaient dans un piège sans issue. Ils cherchaient la mer et ne trouvaient que des rideaux de feu. Beaucoup d'entre eux couraient dans les flammes, encore vivants. Les incendies consumaient encore la moitié de l'île. Le mélange de nuit, de monstres terrorisés et de foyers rouges créait un effet aberrant d'ombres chinoises. Les deux tiers du granit avaient disparu. Des voix d'asile de fous montaient jusqu'au balcon. Batís descendit le levier.
J'avais l'impression que l'île s'enfonçait comme un bateau bombardé. Du nord au sud s'éleva une coupole incandescente. En le comparant à ce phénomène, notre phare était d'une insignifiance ridicule, plus fragile qu'un enfant dans la tempête. Une vague de ruines et de boue noire s'élevait vers le ciel, masquant entièrement le champ visuel. Les hurlements des monstres, de Caffó, les miens, tout se fondit soudain. J'étais devenu sourd. Au milieu d'un silence artificiel, je voyais bouger les lèvres de Batís. Je voyais des corps mutilés voler à des hauteurs invraisemblables. Je voyais l'explosion, qui ressemblait à un être vivant que Caffó aurait invoqué. Indifférent à l'apocalypse, Batís applaudissait, dansait et blasphémait comme soumis aux effets d'une potion néfaste. Une dernière avalanche pénétra par le balcon, un torrent de scories qui nous recouvrit d'un magma froid. C'était une scène secondaire de fin du monde.
Ce qui s'ensuivit a peu d'importance. Caffó et moi nous assîmes très loin l'un de l'autre. Nous nous fuyions, prisonniers d'un étrange abrutissement. Si c'était là la victoire, personne ne voulait mentionner ni célébrer cette hécatombe d'abattoir. Deux heures plus tard, je commençai à entendre un sifflement de locomotive lointaine. Lentement, mon ouïe recommençait à ouvrir la porte au monde des sons. Peu avant l'aube, j'étais presque complètement rétabli.
Nous nous préparâmes pour la plus macabre des tâches. Écharpes et mouchoirs nous serviraient pour nous protéger le nez. Nous sortîmes quand les premières lueurs illuminaient les lieux avec une tiédeur de bougies. C'était horrible. Des langues de feu avaient peint le phare en noir. Les impacts de mitraille en avaient fait un visage piqué par la plus cruelle des petites véroles. Les sacs accrochés à la rambarde, pleins de trous, continuaient à goutter comme des sabliers.
Un gigantesque cratère s'ouvrait là où avait explosé la dernière charge. Quant aux monstres, il y en avait partout, comme abattus par un ange exterminateur. Il était impossible de compter les cadavres. Il y en avait partout. Beaucoup flottaient sur la mer. Mutilés, noircis, les membres momifiés par l'action du feu. Recroquevillés dans des postures de pantins, les griffes rigides et la bouche ouverte. Je n'oublierai jamais cette puanteur de chair brûlée, une odeur qui ressemblait incroyablement au vinaigre bouilli. Certains corps avaient perdu tant de chair que les côtes, carbonisées, ressortaient comme des barreaux noirs. D'autres bougeaient encore. Les achever était avant tout un acte de compassion. Nous marchions parmi les morts et, quand nous remarquions un mouvement, nous les piquions à la nuque, moi avec un couteau et Caffó avec son harpon. Mais le spectacle fit ressortir la facette la plus sadique de Batís.
L'un d'eux avait perdu une jambe entière et l'autre jusqu'au genou. Ce n'était qu'un corps qui dégageait une fumée blanche et se traînait sur les coudes. Au lieu de l'achever, Batís lui barra le passage. Le monstre vit ces bottes qui l'empêchaient de poursuivre. A force de spasmes, il changea de direction. Batís s'interposait constamment entre lui et le néant. Mais le monstre ne se rendait pas, avec des mouvements d'escargot et un entêtement de mule, il cherchait la mer.
— Liquidez-le une bonne fois pour toutes, nom de nom ! criai-je, arrachant le foulard de mon visage. Il s'amusa encore un peu. Puis il lui transperça le cou de son harpon.
Pendant un laps de temps indéterminé nous jetâmes des corps à la mer. Nous n'avions pas fini, loin de là, quand je vis la mascotte sur le balcon. Elle était assise, les jambes croisées, et s'accrochait à la rambarde comme si elle y avait été enchaînée.
— Mon Dieu, m'exclamai-je, mon Dieu, regardez-la.
— Qu'est-ce qu'elle a, encore ? demanda Batís.
— Mon Dieu, elle pleure.
XI
La catastrophe nous tomba dessus avec la violence supplémentaire des imprévus. Il ne s'était pas écoulé quarante-huit heures depuis le carnage. Deux jours, seulement deux jours sans qu'ils nous attaquent. Je me trouvais quelque part dans la forêt. Je me promenais armé d'un crayon et d'un bloc-notes, reconstituant le calendrier. Il y avait longtemps que j'ignorais la date précise. Caffó ne s'en souciait absolument pas et, de temps à autre, j'en avais abandonné le suivi. Pendant les périodes les plus dangereuses, je n'avais marqué d'aucune croix le jour qui s'achevait, simplement parce que je ne pensais pas parvenir au suivant. Mais j'avais signalé deux fois certaines pages du calendrier, augmentant par là la confusion. C'était le cas d'un mois entier, où j'avais répété chaque jour par erreur : je pouvais suivre le tracé nerveux qui était passé du crayon noir au rouge, cause de l'erreur. Le noir supprimait les journées en les fusillant d'une ligne. Mais c'était comme si le rouge ne validait pas les jours supprimés par le noir et recommençait le même mois, jour après jour. Avec une géométrie toute baroque, le rouge s'arrêtait sur chaque date, minutieusement, décorant les nombres jusqu'à ce qu'ils acquièrent la forme d'un caprice. Le 1er février était un monstre aux aguets ; le 2 un monstre qui se recroquevillait avant de sauter ; le 8 une montagne de corps escaladant le phare ; le 11 un groupe en colonne. Je ne me rappelais plus avoir façonné une telle inconsistance mentale et ne l'assumais pas comme une production personnelle. Au début, naturellement, j'éprouvai de la joie : si j'avais allongé erronément le temps, cela voulait dire que mon bateau viendrait plus tôt que je ne le pensais. Mais le calcul de mes erreurs, des jours que j'avais supprimés deux fois, donnait un résultat à l'exact opposé de la joie : le calendrier m'indiquait que mon bateau aurait dû apparaître deux semaines auparavant.