Qu'avait-il pu arriver ? Une nouvelle guerre de portée mondiale qui aurait interrompu le transit naval jusqu'à la fin des hostilités ? Peut-être. Mais, bien que nous les hommes nous ayons tendance à rejeter la faute de nos peines sur les grandes hécatombes — cela rehausse notre importance en tant qu'individus —, la vérité s'inscrit toujours en lettres minuscules. J'étais le dernier grain de sable de cette plage infinie appelée Europe. Un éclaireur, patrouille réduite, sujet sans roi. Le plus probable était qu'un bureaucrate inepte ou une confusion de dossiers, n'importe quel fait insignifiant, ait dissimulé la mission météorologique dans la mauvaise chemise. La chaîne de commandement s'était interrompue en un point, et voilà tout. Un climatologue perdu dans les proximités antarctiques, oh, fatalité, quelle lourde perte pour une corporation maritime de rang international ! La direction ne me mettrait certainement à l'ordre du jour d'aucune de ses réunions.
Je me rappelle que je tournais nerveusement les pages, tentant de refaire des calculs catastrophiques, que toutes les arithmétiques confirmaient. Je me rappelle l'ongle noir de mon index, en haut et en bas, comme si j'étais le plus triste des comptables. Rien. En moi, je pouvais sentir le désespoir s'étendre, un château qui plongeait à l'intérieur de mon estomac. Assumant le statut de sentence judiciaire, le calendrier me notifiait ma condamnation à perpétuité. J'avais envie de mourir. Et pourtant, le meilleur moyen d'oublier une mauvaise nouvelle est d'en entendre une pire. Pouvait-il exister pire nouvelle ? Oui.
Simplement, je ne pouvais donner crédit à cette voix, zum Leuchtturm ! qui me prévenait du balcon. J'entendis l'alarme de Batís, et des tirs perforant l'atmosphère froide, et une chose très délicate se défit en moi. Au début, je n'en eus pas conscience. Je laissai tomber crayon et papier et courus pour sauver ma vie.
Ils n'avaient même pas attendu la nuit. Ils apparaissaient avec les premiers clairs obscurs, encerclant le phare brûlé et criblé de mitraille. « Kollege, Kollege », me prévenait Batís tandis que je tirais dans toutes les directions. L'escalier de granit avait été détruit par les explosions. Pour arriver à la porte, je devais grimper. Batís me couvrait. Il choisissait pour cible les monstres qui s'approchaient le plus près de moi. Ils apparaissaient et disparaissaient à chaque tir. Quand je me trouvais à deux mètres du refuge, la peur tourna à la rage. Pourquoi revenaient-ils ? Nous en avions tué des centaines. Et ils revenaient, encore. Au lieu de me cacher, j'optai pour jeter des pierres au plus proche. Je prenais des morceaux de granit et les lui lançais au visage, une, deux, trois. Je me rappelle lui avoir crié dessus. Le monstre se protégeait avec ses bras. Il recula un peu. Puis, fait insolite, il me jeta des pierres. Tout était horripilant et épouvantable à la fois. Caffó. le liquida d'un tir bien ajusté.
— Kollege ! Entrez une bonne fois pour toutes ! Qu'est-ce que vous attendez ?
Je pris mon poste, à ses côtés, sur le balcon. Je tirai un ou deux projectiles. Ils n'étaient pas nombreux. Mais ils étaient à nouveau là.
Je baissai le canon de mon fusil. Leur présence prouvait que tout effort serait inutile. Quoi que nous fassions, ils reviendraient, toujours, plus nombreux, tous. Pour eux, les balles et les explosions étaient la même chose que la pluie pour les fourmis, des catastrophes naturelles assumées et qui n'affectaient que leur nombre, jamais leur persévérance. Je me rendais, je hissais le drapeau blanc.
— Où allez-vous maintenant, bon sang ? me tança Batís.
Je n'avais même pas la force de lui répondre. Je m'assis sur une chaise le fusil posé sur les genoux, les mains sur la tête. Je me mis à pleurer comme un enfant. Devant moi se trouvait la mascotte. Contrairement à d'autres occasions, cette fois, elle s'était assise sur une chaise et avait la moitié du corps appuyée contre la table, indolente. Mais, comme toujours, elle regardait Batís sur le balcon, les cris, mes pleurs, l'assaut du phare, avec la distance que suscite un tableau guerrier chez le spectateur d'une pinacothèque.
J'avais poussé le courage, l'énergie et l'intelligence au-delà de toute limite. J'avais lutté contre eux armé et à mains nues, sur terre et sur mer, protégé et à découvert. Et ils revenaient chaque nuit, de plus en plus nombreux, indifférents à la destruction. Batís continuait à tirer. Mais ce combat n'était plus le mien. Oh, mon Dieu, me dis-je en séchant mes larmes, qu'aurait pu faire d'autre un homme raisonnable dans ma situation, quoi d'autre ? Qu'aurait fait le plus décidé, le plus sensé des hommes que je n'aie pas encore fait ?
Je regardai mes paumes mouillées de larmes et la mascotte, la mascotte et mes paumes. Deux jours plus tôt elle pleurait et aujourd'hui c'était mon tour. Les pleurs avaient détendu autre chose que mon corps. Les souvenirs m'assaillirent sans retenue aucune — après avoir pleuré, nous pensons plus librement que jamais — et la mémoire me ramena une vieille scène, typique de mon tuteur.
Un jour, j'étais devant une glace, plongé dans cette complaisance si énigmatique des adolescents. Mon tuteur me demanda qui je voyais. « Moi, dis-je, un garçon. » Il me mit une casquette militaire anglaise sur la tête — savoir d'où il la sortait. « Et maintenant ? — Un officier anglais, dis-je en riant. — Non, me coupa-t-il, je ne vous demande pas ce que vous voyez, mais qui. — Moi, dis-je, avec une casquette anglaise sur la tête. — Ce n'est pas ça du tout », insista-t-il. Il transformait toute chose en exercice, parfois si ennuyeux. Je passai la moitié de l'après-midi avec cette odieuse casquette sur la tête. Il ne me l'enleva pas avant que je réponde tout simplement : « Moi, je me vois moi. »
La mascotte et moi nous regardâmes toute la nuit. Caffó se battait et nous nous regardions, chacun à une extrémité de la table, et je ne savais pas qui je voyais et qui me regardait.
A la fin de la nuit, Batís me consacra le mépris que méritent les déserteurs. Au matin, il sortit se promener, ou faire autre chose. Tout de suite après, je montai chez lui. La mascotte dormait recroquevillée dans un coin du lit. Nue mais avec des chaussettes. Je la saisis par le poignet et l'obligeai à s'asseoir à table.
Vers le milieu de l'après-midi, Caffó retrouva un homme fébrile :
— Batís ! dis-je, débordant d'enthousiasme. Devinez ce que j'ai fait aujourd'hui.
— Perdre votre temps. J'ai dû renforcer la porte tout seul.
— Venez avec moi.
J'emmenai la mascotte en la tenant par un coude, Batís me suivit un pas en arrière. Il resta debout, près de moi, figé.
— Regardez ça, dis-je.
Je pris sous le bras une, deux, trois, quatre bûches. Mais je fis tomber exprès la quatrième. C'était du théâtre, bien sûr. Je ramassais la bûche, et l'autre me glissait entre les bras. La manœuvre se répétait inlassablement. Batís me regardait à sa façon, sans comprendre mais sans m'interrompre. « Allez, allez », pensais-je. Le matin, pendant l'absence de Batís, je m'étais livré à cette expérience. Mais cette fois ça ne marchait pas. Batís me regardait, moi, la mascotte et, elle, elle regardait les bûches.