Выбрать главу

Elle finit par rire. Je reconnais qu'il fallait un peu d'imagination pour interpréter cela comme un rire. Mais c'en était un. Il résonnait d'abord dans la poitrine. Elle gardait la bouche fermée mais nous entendions déjà la stridence. Une glotte interne la trahissait et des sons nous parvenaient. Puis elle ouvrit les yeux. Elle riait, effectivement. Elle était assise les jambes croisées et agitait la tête d'un côté à l'autre. Elle se donnait des tapes sur la partie intérieure des cuisses. Elle avançait le torse, puis levait les yeux au ciel. Ses seins dansaient au rythme des éclats de rire.

— Vous voyez ? fis-je avec une sorte de satisfaction triomphante. Vous voyez ? Et maintenant, qu'en pensez-vous ?

— Que mon Kollege n'est pas capable de porter quatre bûches à la fois.

— Batís ! Elle rit !

Je fis une pause, attendant une réaction qui ne venait pas. J'ajoutai :

— Elle pleure. Elle rit. A quelles conclusions en venez-vous ?

— Conclusions ? cria-t-il. Je vais vous dire, à quelles conclusions j'en viens ! Je crois que nous en avons équarri peu, très peu ! Je crois qu'ils se reproduisent comme des lapins. Je crois qu'ils ne vont pas tarder à revenir à la charge, et pas comme les autres nuits, mais par milliers. C'est peut-être notre dernière nuit sur Terre. Et vous, vous vous amusez avec quatre bouts de bois, comme un clown à la fête…

Mais je ne pensais qu'à elle. Que faisait-elle là, au phare, avec un troglodyte dément pour compagnie ? En fait, tout ce que je connaissais de sa biographie était anecdotique. Un jour, Batís m'avait dit qu'il l'avait trouvée étendue sur le sable, comme ces méduses qui venaient mourir sur nos plages.

— Elle n'a jamais tenté de fuir ? Elle n'a jamais quitté l'île ? demandai-je.

Batís ne m'accordait pas la moindre attention. J'insistai :

— Vous la frappez souvent. Elle devrait avoir peur de vous. Mais elle ne s'enfuit pas. Et les occasions ne lui manquent pas.

— Et vous, ces temps-ci, vous avez des idées bizarres.

— Oui. Et je ne peux éviter une pensée insensée, annonçai-je. Vous imaginez qu'ils soient un peu plus que des monstres marins ?

— Un peu plus que des monstres marins… dit-il sans m'écouter, comptant les munitions qui diminuaient de jour en jour.

— Pourquoi pas ? Peut-être sous ces crânes pelés y a-t-il quelque chose de plus que de simples instincts. Si c'était le cas, insistai-je, nous pourrions nous comprendre.

— Et je crois que vous devriez mettre un frein à votre fantaisie, m'interrompit-il, tout en chargeant son fusil avec une stridence préméditée.

Nous n'avions rien à gagner à la discussion et je préférai m'éviter un après-midi de polémiques.

*

Les attaques n'étaient certes pas très fréquentes. La mascotte ne chantait pas et cela nous donnait une certaine sécurité. Mais nous ne pouvions pas nous leurrer. Nos sens s'étaient aiguisés, les combats du phare avaient fait de nous des experts dans une connaissance aussi invisible que palpable. Une mer agitée ; des vagues couleur aubergine ; une humidité dans l'air, si dense que des baleines auraient pu y nager. Des choses qui n'auraient pas dû avoir de sens, et qui, cependant, sans motifs rationnels, sans que nous puissions relier cause et conséquences, nous indiquaient que le jugement final approchait. Que sous les vagues se rassemblaient des forces, et que cette fois notre arsenal diminué ne les arrêterait pas.

Tous les signes nous acculaient à la mort. Ce fut peut-être précisément pour cette raison que je renouai avec la mascotte, parce que tout perdait de son importance. Je n'eus pas besoin de prendre beaucoup de précautions pour me cacher de Bâtis. La mort, notre mort, était sur le point de débarquer sur notre île, et cela suffisait pour que cet homme s'absorbe dans son monde intérieur. Il perdait son temps à des activités peu pratiques mais qui l'occupaient beaucoup. Il s'évadait de la réalité en réparant la porte, ou en comptant les quelques cartouches qu'il nous restait. Il les connaissait une par une, comme les paysans leurs vaches, et leur donnait même des noms. Les balles qu'il trouvait jolies — j'ignore quel critère différenciait les unes des autres — il les mettait à part, les enveloppant dans un foulard en soie. Il défaisait le nœud et les recomptait. Les yeux mi-clos, il les désignait d'un doigt, comme s'il n'avait jamais été sûr du nombre exact. Il savait que sa minutie me rendait fou, aussi, ne fût-ce que pour éviter les tensions, était-il tout naturel que je m'éloigne du phare. Pendant ces longs moments je forniquais avec la mascotte. Dans la maison du climatologue, mais surtout dans la forêt, au cas où Bâtis serait arrivé inopinément.

Pendant ces jours de lente agonie, mes relations avec Bâtis furent donc très sporadiques. Pis encore : inexplicablement, l'ambiance du phare devint irrespirable. Le problème n'était pas ce que nous nous disions, mais ce que nous ne nous disions plus. Us ne se décidaient pas encore à nous exécuter et j'avais besoin d'occuper mon esprit. Je me souvins du livre de Frazer :

— Vous savez où est le livre de Frazer ? Je le cherche depuis plusieurs jours et je ne le trouve pas.

— Livre ? Quel livre ? Je ne lis pas de livres. C'est pour les moines.

Je n'en croyais pas un mot. Pourquoi me mentait-il ? Éveillais-je chez lui tant d'animosité qu'il m'empêchait même l'accès à une lecture philosophique ? Batís, qui pouvait à sa manière être très diplomate, me lança de sa chaise :

— Vous voulez des livres ? Pourquoi ? Vous avez besoin de distraction ? Vous êtes jeune. Nous devrions peut-être vous chercher une mascotte.

Et il me dédia une moue ironique profondément désagréable. Soupçonnait-il quelque chose ? Non. Il voulait juste heurter ma sensibilité. Il me suggérait également de me retirer, de sortir de la pièce, il voulait forniquer avec la mascotte. Mais je n'avais pas envie de m'en aller.

— La dernière chose que l'on pourrait dire de cette île est qu'il s'agit d'un endroit ennuyeux, répliquai-je. Pourquoi n'essayez-vous pas de la rendre digne ? Nous avons peut-être sous le nez la solution à nos malheurs.

Il retint un sarcasme et se croisa les bras, très attentif :

— Vraiment ? fit-il. Alors expliquez-moi. Vos efforts portent leurs fruits ? Que lui apprenez-vous, exactement ? La cuisine française ? La calligraphie chinoise ? Ou vous vous contentez de faire de l'équilibre avec quatre bûches ?

Il se trompait. La question n'était pas ce que nous pouvions lui apprendre, mais ce que nous pouvions apprendre d'elle. Le plus accablant était que, en fait, rien n'avait changé. Nous avions été des paysagistes qui peignaient la tempête le dos tourné à l'horizon. Il nous suffisait de tourner la tête, rien de plus.

Tous les yeux regardent, peu observent, très peu voient. Je la regardais maintenant en cherchant de l'humanité et je trouvais une femme. Ni plus ni moins, ni moins ni plus. Ce sont les choses insignifiantes qui font tomber les murs : elle sourit, elle est maladroite par conviction, ne supporte pas que je sois derrière elle et s'accroupit pour uriner. Une femme, bref, qui pratique cette idée si européenne du ridicule d'autrui. Je suis ridicule, je la juge encore avec les critères d'un enfant qui ne connaît aucune norme adulte. Avant, je vivais avec un animal, et toute attitude civilisée était associée à la domestication. Chaque nouveau jour à ses côtés, chaque heure d'observation attentive réduisait les distances à une vitesse vertigineuse. Ce qui n'avait été que présence devenait coexistence. Et plus je la fréquentais, plus je m'obligeais à la côtoyer depuis un quotidien tranquille. Je transformais les sens en instruments pointus, et ce faisant, en l'interprétant de n'importe quelle façon qui ne fût pas animale, le scénario se transformait comme par magie. Et elle appartenait à un monde. Elle était eux.