Tous les yeux regardent, peu observent, très peu voient. Une nuit de plus, nous étions assis sur le balcon, à demi protégés de la neige qui tombe. Avant je n'aurais pas vu des montagnes de marbre, maintenant je distinguais des grains de sable sur la plage. Pendant l'une des faibles attaques de ces derniers jours, quand ils mettaient à l'épreuve l'intensité de nos dernières défenses, Batís en blessa un autre, bien plus petit. Quatre autres vinrent à son secours. Oh, mon Dieu, mon Dieu. Ce que nous prenions pour de la fureur cannibale n'était que l'effort de ceux qui se mettent en danger pour sauver leurs frères d'armes sous le feu ennemi. Je détestais particulièrement ce cannibalisme présumé, ce désir de dévorer de la charogne avant même la mort du corps. Combien de fois avions-nous tiré sur des individus qui ne prétendaient que sauver leurs frères ?
XII
Qui était-elle ? Là-bas, au phare, je me posai cette question un nombre infini de fois. Quand le désir m'enflammait et juste après l'avoir possédée. Avant et après chaque assaut, au lever et au coucher du soleil. Je me posais la question chaque fois qu'une vague mourante parvenait à nos plages : du balcon, je voyais la mer, cette extension que nous avions toujours crue vide, et mon imagination mettait en œuvre toute sa puissance pour se demander : qui es-tu, que fais-tu là ?
Je ne saurais jamais rien d'elle. J'étais condamné à cette ignorance primordiale. Entre elle et moi s'étendait une distance inimaginable. Elle faisait partie d'une communauté d'êtres qui vivaient sous les océans. Toute ma fantaisie était impuissante quand il s'agissait de concevoir son monde, sa vie quotidienne et ses banalités, les principes qui régissaient son existence. Comment aurais-je compris les conflits qui l'affrontaient aux siens ? Comment aurais-je compris un jour ses frustrations, ses défaites ? Je ne saurais jamais ce qui l'avait poussée à se cacher dans le phare. C'était aussi impossible que de lui faire comprendre les raisons qui avaient conduit là un Irlandais déserteur. Avant de parvenir au phare, mon âme avait suivi des sentiers tortueux. Et si j'acceptais la possibilité qu'elle fût mon égale, je devais assumer que sa vie ait emprunté des chemins équivalents, oui, mais infiniment lointains. J'ignorais même si chez eux le mot « amour » avait un sens.
Je la traitais avec une douceur que je ne lui avais jamais témoignée jusqu'alors. La première fois que je la possédai, ce fut un acte purement fortuit, parce que j'étais désespéré. Avant de la toucher, ses odeurs me répugnaient. L'absence de cheveux, le contact et la couleur de sa peau, humide, toujours glaciale. Maintenant, je ne pouvais croire que ces réserves eussent jamais existé. Il arriva également que je ne contrôle pas moi-même mes manifestations de tendresse. Il est incontestable qu'au début je les préméditais : je croyais qu'en lui témoignant de l'affection, en l'aimant comme j'aurais aimé une femme, cela provoquerait un rapprochement mutuel. Je croyais que si elle avait un minimum de sensibilité elle percevrait la distance énorme qui me séparait d'un Batís Caffó. De la sorte, pensais-je, sa partie la plus humaine verrait le jour comme un papillon qui sort de son cocon. Il n'en fut pas ainsi. Sans le vouloir, je lui vouais une passion de plus en plus sincère, mais elle n'était pas touchée. Je voyais qu'en moi grandissait un amour neuf, un amour que le phare était en train d'inventer. Mais plus je m'approchais d'elle, plus cet amour sans précédent rencontrait de résistance. Avant de faire l'amour, elle ne me regardait jamais dans les yeux. Après, elle était aussi peu réceptive aux sourires qu'aux caresses. Elle régulait le plaisir avec l'exactitude d'une horloge qui marque les heures. Et avec la même froideur.
Si à l'extérieur du phare elle tolérait mon corps, à l'intérieur elle en faisait un fantôme. Elle me fuyait. Il était inutile de tenter de forcer son attention. Il y avait également un facteur supplémentaire : Caffó lui-même. Quand il était là, elle devenait, si possible, encore plus asociale. Je voulais penser à elle comme à un être particulier, un être soumis à une tyrannie spéciale. Une fois à l'intérieur du phare, cependant, entre les fusils et son maître, elle redevenait le corps idiot habituel, mélange de chien soumis et de chat fuyant. Tout ce qu'il m'avait semblé voir devenait un mirage.
Ces jours-là je ne savais plus de quel côté se trouvait la raison. Peut-être voulais-je seulement rendre mon désir digne. Peut-être voulais-je l'élever à mon niveau, par peur que la mort ne m'emporte à l'état sauvage. D'autre part, j'avais renoncé au monde, à tous les hommes. Et bien que cela me semble incroyable, en moi faisait son chemin l'idée selon laquelle, sans le savoir, elle était le refuge que je cherchais depuis que j'avais fui l'Europe. Quand je me contentais de la regarder, quand je me contentais de la toucher, à ces moments, les cruautés du phare n'existaient plus. Et je pouvais constater, m'étonnant moi-même, que cela ne me faisait même rien qu'elle pût être plus ou moins humaine, plus ou moins femme. Mensonge : le septième jour, le bon Dieu ne s'est pas reposé. Le septième jour, il l'a faite et nous l'a cachée sous les vagues.
Quoi qu'il en soit, mes actes s'affranchissaient de mes réflexions. Maintenant, je faisais des efforts démesurés pour la posséder loin de Batís. Un jour, je l'emmenai dans la forêt puis nous nous endormîmes sur la mousse. Ce jour-là les inconvénients d'un amour si grotesquement clandestin devinrent évidents. Et bien d'autres choses encore.
Je suis une marionnette sans fils, j'ai épuisé des muscles de mon corps dont je ne connaissais même pas l'existence. Je me retourne sur le lit en mousse, avec une conscience qui erre dans des mondes languides. Mais alors qu'il m'échappe un léger bâillement, je remarque que sa main me couvre la bouche et m'oblige à me taire avec la fermeté d'une ventouse de chair. J'ouvre les yeux. Que fait-elle ?
J'entends une épaisse chanson allemande. Près de nous, les bottes en cuir de Bâtis foulent la végétation. Il cherche des troncs pour les travaux du phare. Quand il trouve une victime adéquate, la hache s'abat sans clémence. Il palpe chaque trouvaille, admire son pouvoir et rit tout seul. D'où je suis, je ne peux voir que ses pieds, à quatre arbres d'ici. Il se rapproche un peu, à tel point que les coups de hache provoquent une pluie de copeaux de bois sur nos corps. Elle conserve un calme admirable. Elle ne respire ni ne cille, et sa main me demande de l'imiter. J'obéis. Elle a davantage d'expérience que moi : combien de fois se sera-t-elle cachée de baleines assassines, de mille périls sous-marins ? Batís se racle la gorge, émet des gargarismes satisfaits. Il s'éloigne en chantant.
Quelques heures plus tard, Caffó retrouvait un homme différent. Il entra dans la pièce et s'assit devant moi, à moitié distrait. Je ne dis rien. Il parlait de ses sujets habituels, l'obsession des munitions manquantes et des portes endommagées.
— Batís, l’interrompis-je sans bouger. Ce ne sont pas des monstres.
— Pardon ?
Je mis longtemps avant de lui répéter :
— Nous ne luttons pas contre des bêtes, j'en suis sûr.
— Kollege ! Ce phare rend fou. Vous êtes faible, Kollege, un homme très faible ! Tout le monde ne peut pas résister au phare.
Mais je ne pouvais pas le suivre plus loin. Nos divergences étaient deux chemins qui parvenaient à un carrefour. Je fis un signe de dénégation de la tête, très fatigué. Je traînais les mots. Chacun pesait son poids.