— Non, Batís, non. Vous vous trompez. Ça s'arrête là. Il faut leur envoyer un signe de bonne volonté.
— Je crois que je suis devenu sourd.
— Nous devrions faire un geste envers eux. Peut-être ainsi comprendront-ils que cette guerre ne nous intéresse pas.
Je m'effondrai :
— Bien qu'il soit sûrement déjà trop tard. Mais il n'y a pas d'autre issue.
Naturellement, je ne pouvais pas lui expliquer toute la vérité. Je ne pouvais pas lui dire que les bêtes ne comprennent pas les amours secrètes ni ne cachent d'adultères. Je ne pouvais pas lui dire que tous ses arguments s'effondraient devant cette main qui m'avait couvert la bouche. Je divaguai un peu plus, et lui, d'un coup de main, dispersa tous les objets posés sur la table. A l'intérieur de ses yeux, les pupilles s'étaient réduites à des têtes d'épingles, plus noires que jamais.
Il ne voulait pas m'entendre, il se leva. Mais rien ne semblait plus absurde que ce massacre. L'ennemi n'était pas une bête, et cette simple constatation faisait qu'il m'était impossible de tirer sur eux. Quel sens cela pouvait-il avoir de nous entre-tuer ? Pourquoi devions-nous perdre la vie sur une île misérable de l'Atlantique sud ? Aucune réponse n'était raisonnable. J'agitai les mains avec des gestes qui imploraient la compréhension de mon interlocuteur :
— Faites un effort, Batís. Ils ont mille reproches à nous adresser. Dites-vous que nous sommes des envahisseurs. C'est leur terre, la seule qu'ils possèdent. Et nous l'avons occupée avec un fortin et une garnison armée. Vous ne trouvez pas que c'est un motif suffisant pour qu'ils nous attaquent ? Je me troublai, bien malgré moi. Je ne peux pas leur reprocher de se battre pour libérer leur île des envahisseurs ! Je ne peux pas !
— Où étiez-vous cet après-midi ?
Ce changement de sujet soudain m'obligea à adopter un ton plus soumis :
— En train de faire la sieste, dans la forêt. Où vouliez-vous que je sois ?
— Oui, bien sûr, dit-il, comme absent, la sieste. Les siestes tonifient. Et maintenant préparez-vous, la nuit va tomber.
Il me tendit le Remington d'une main. Je ne le pris pas. Ce n'était qu'un emportement, fruit de la discussion précédente, mais mon refus l'indigna. Il ne dit rien cependant. Moi non plus. Il sortit sur le balcon et je l'y suivis peu après. Désarmé, je soufflais sur mes mains pour me réchauffer. Batís prit une poignée de neige et me la lança sur la poitrine. :
— Tenez ! Vous les ferez peut-être fuir avec des boules de neige.
— Taisez-vous !
Elle chantait. De la forêt sombre nous parvinrent des sons métalliques. Des cris longs, soutenus et tendres. Une tendresse qui nous faisait mourir de peur. Batís chargea son Remington provoquant ce son si familier, cric-crac.
— Ne tirez pas ! dis-je.
— Elle chante ! dit-il.
— Non.
L'expression de Batís réaffirmait sa conviction que j'étais devenu fou. Je murmurai :
— Ils ne chantent pas, ils parlent. Écoutez.
Nous tournâmes la tête. Elle était assise sur la table. Sa voix portait sur le balcon, et au-delà. Il me sembla qu'il s'était établi un dialogue entre la clameur extérieure et son cantique. Les projecteurs ne montraient rien d'autre que des flocons de neige qui tombaient du ciel en spirale. J'entrai dans la pièce. Quand je m'approchai de la table, la mascotte devint muette. La forêt se tut elle aussi.
Le dialogue résonnait encore en moi. Je savais simplement que certaines expressions avaient été répétées plus fréquemment que d'autres. Des mots comme « citauca », à peu près. Et surtout « Aneris », ou quelque chose comme ça. Mais toute tentative de transcrire ces sons serait un échec, une partition avortée. Mes cordes vocales ressemblaient autant aux leurs qu'une brosse à un violon. Je dis pourtant, dans une très mauvaise imitation et avec une forte dose d'imagination :
— Aneris.
Elle me regarda. C'était suffisant pour risquer :
— Citauca, Batís. C'est le nom qu'ils se donnent entre eux, dis-je, très généreux avec les sons et avec mon interprétation. Et elle a un nom elle aussi : elle s'appelle Aneris. Vous faites l'amour toutes les nuits avec une femme qui s'appelle Aneris.
Et je conclus, baissant la voix :
— Elle s'appelle Aneris. Un très joli nom, je dois dire.
Batís les avait réduits à une masse anonyme. Je croyais qu'en leur donnant un nom sa vision en serait nécessairement modifiée. « Citauca », « Aneris », c'était pareil. Les mots que je construisais, que j'inventais presque, n'étaient qu'un pâle reflet des sons qu'ils prononçaient. Mais cela importait moins que de leur conférer une identité concrète. J'obtins cependant l'effet exactement inverse à celui que j'escomptais. Batís explosa comme une bombe :
— Maintenant vous voulez parler la langue des faces de crapaud ? C'est ça ? Eh bien voilà votre dictionnaire !
Et il me lança brusquement mon Remington, qui parcourut en volant la distance qui nous séparait.
— Vous savez combien il nous reste de munitions ? Vous le savez ? Ils sont là-dehors, nous dedans. Sortez et donnez-leur votre fusil ! J'aimerais vous voir faire. Oui, j'aimerais vous voir parlementer avec les faces de crapaud.
Je ne dis rien, il prit encore plus d'élan. Il agita un poing :
— Sortez d'ici, maudit Kollege pleurnichard ! Occupez le palier ! Descendez l'escalier, défendez la porte ! Et vous m'accusez d'assassinat ? Le meurtrier, c'est vous ! Un meurtrier rêveur ! Vous allez nous faire tuer ! Ils mangeront notre chair, nous suceront la moelle et, quand ils en auront assez, ils riront de vos idées stupides, là-bas, dans les profondeurs de leur enfer humide ! Hors de ma vue !
Je ne l'avais jamais vu ainsi. Il s'agitait comme dans le pire des combats au corps à corps sur le balcon ; l'espace d'un instant j'eus l'impression qu'il voyait en moi l'un d'eux. Je soutins son regard pendant quelques secondes. Puis je préférai mettre un terme à la conversation. Je n'écoutais pas. Je quittai la pièce.
Ce qui me surprenait chez Batís n'était pas ses arguments, mais son attitude. Il était logique de prendre des précautions. Nous en avions tué des centaines. Nous ne pouvions nous attendre que du jour au lendemain un drapeau blanc résolve tout. Mais c'était comme si Batís avait épuisé tout débat sur la question. Il ne voulait même pas en entendre parler.
Il ne se passa rien pendant le reste de la nuit. Par le judas de la porte, j'en vis certains, très peu nombreux, esquiver les projecteurs. En haut, Batís tirait, frénétiquement, et les tançait dans son dialecte allemand. Il était très nerveux. Des feux de Bengale violets parfaitement inutiles volaient. Mais à quoi toute cette énergie pyrotechnique pouvait-elle lui servir ?
Peu à peu, il se renferma sur lui-même. Il fuyait tout contact avec moi. Quand nous devions nécessairement nous voir pour assurer la garde, à la tombée de la nuit, il parlait sans rien dire. Il parlait sans relâche, comme il ne l'avait jamais fait. De la sorte, saturant l'atmosphère d'un bavardage inutile, parlant pour asphyxier la conversation, il éludait le seul thème intéressant. J'essayais de faire preuve de toute la tolérance possible. Je voulais croire qu'il céderait tôt ou tard.
Comme je ne pouvais absolument pas compter sur son aide, je me décidai pour une initiative solitaire. J'aurais aimé qu'il fût complice de la manœuvre. Mais il était impossible de l'emmener sur mon terrain. L'ironie du sort voulait que ce fût Caffó qui m'avait suggéré l'idée. Pendant la discussion il avait évoqué la possibilité insensée de remettre nos fusils aux citaucas. Ce fut exactement ce que je fis. Avec précaution, bien sûr. Il y avait longtemps que le vieux fusil de Batís ne possédait plus de munitions de son calibre et nous était donc complètement inutile.