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Ce ne serait pas un individu aussi pratique que lui qui le regretterait.

Je me dirigeai vers la plage qui m'avait un jour vu arriver sur l'île. Je savais qu'ils utilisaient souvent cet endroit comme point de débarquement. Je plantai le fusil dans le sable, par la culasse, et fermement. Je l'entourai d'un cercle de grosses pierres, un artifice simple mais révélateur de mes intentions. Peut-être comprendraient-ils le message. De toute façon, nous n'avions rien à perdre.

*

Trois jours de plus s'écoulèrent, et je dois à la vérité de dire que Batís ne s'interposa pas entre Aneris et moi. Je crois qu'il agissait ainsi pour des raisons complexes. Batís ne savait pas affronter les dilemmes importants. Naturellement, il soupçonnait quelque chose quant à la nature de mes relations avec elle. Mais c'étaient des soupçons beaucoup plus diffus que ce que l'on aurait pu attendre en ces circonstances particulières.

Les hommes de mer sont généralement des gens aussi rudes que pratiques. De notre cohabitation, et par le simple fait que j'aie lu plus de livres que lui, il en déduisait que j'étais une sorte de bibliothèque hors de son habitat. La seule différence entre nous était manifestement qu'un tuteur très spécial était entré dans ma biographie, c'était tout. Mais Batís partageait cette croyance, si répandue, selon laquelle les livres sont une sorte d'antidote contre les tentations charnelles, et il était donc convaincu que nos désirs n'avaient pas de frontière commune.

Ce qui le déconcertait le plus était, très probablement, que je ne lui dispute pas la propriété d'Aneris. En ce cas, nous aurions eu des querelles de pirates, dans lesquelles son caractère aurait lutté sur un terrain plus propice. Mais je ne revendiquai jamais un vagin. Ce que je lui opposais était une chose plus grande, beaucoup plus grande : l'ennemi n'était pas une bête sauvage. Un homme plus clairvoyant en aurait déduit que cette idée était la plus dangereuse pour ses intérêts, parce qu'elle me rapprochait inévitablement d'Aneris. Pas lui. Les évidences renversaient même la logique rudimentaire d'un Batís Caffó, mais le résultat n'était pas la lucidité sinon l'effondrement. Et comme il réfutait la question dans son ensemble, il ne pouvait même pas affronter cette partie qui le touchait de plus près. Sa réponse consistait à tourner le dos et à feindre d'ignorer le problème.

Le fait était que Batís subissait un double assaut. Maintenant on l'assaillait de l'extérieur du phare et de l'intérieur. Ce n'était pas que Batís, Batís Caffó, fût incapable de comprendre la réalité. Ce qu'il se passait était qu'il ne voulait ni ne pouvait l'accepter. Il s'était adapté à l'île à sa façon. Il possédait réellement un substrat de principes moraux. Ce n'était pas un assassin. Ou il ne voulait pas en être un. Pendant cette période il répétait plus que jamais l'histoire de l'Italien pris pour un sodomite, ou l'inverse. Il ne s'agissait pas d'une plaisanterie. C'étaient des fragments d'un passé que j'ignorais, un accident, un homicide involontaire, des actes plus ou moins fortuits qui avaient fait de lui un paria de la société. Ce fut peut-être ainsi qu'il arriva sur l'île, fuyant la justice. Cela ne me touchait pas. En fin de compte, se demander si Batís était bon ou mauvais n'avait pas la moindre importance. Et à ce phare — je pouvais en témoigner — n'arrivaient que des fugitifs de l'un ou l'autre genre. La question était qu'une fois là, au phare, il se vit à un moment donné obligé de conférer un sens à la folie. Il choisit de penser durant la nuit et d'éluder durant le jour. Il animalisa l'adversaire, ce qui lui permettait de remplacer le conflit par la barbarie, l'antagoniste par la bête. Le paradoxe était que le raisonnement se maintenait grâce à ses inconsistances. Le combat pour la vie absorbait tout. L'ampleur du danger faisait reporter les débats, qu'il refusait en raison de leur absurdité. Et, le blindage de sa logique établi, toute agression la perpétuait. La terreur citauca était son allié naturel. Plus son attaque serait brutale, moins de réflexions mériterait l'attaquant.

Mais je n'avais pas l'obligation de le suivre. C'était par essence la seule liberté humaine qu'il me restait là-bas, au phare. Et dans le cas où l'on démontrerait que ce n'étaient pas des bêtes, l'ordre de Batís serait détruit avec plus de violence que celle que cachaient les arsenaux militaires de toute l'Europe. Cela, je le compris plus tard. Ces jours-là, je voyais un Batís Caffó qui ne faisait pas la part des choses. Mais qui ne serait pas disposé à modifier son angle de vue, quand la vie et le futur dépendent du regard que l'on porte sur l'ennemi ?

XIII

C'était un jour ordinaire, un jour de plus au phare. Mais l'un de ces jours qui commencent chargés de pressentiments. La panse des nuages exhibait un gris noirâtre. Des nuages brisés, disséminés, qui occupaient le ciel telles les petites pièces d'une mosaïque, par milliers — cela dilatait le firmament. Par-delà les nuages, des clartés d'un rose pâle qui provenaient d'un soleil mat. Des mains invisibles avaient fait disparaître le fusil à deux canons. Je passai la moitié de la matinée à spéculer sur ce que cela signifiait. Mais je ne parvenais à aucune conclusion. Était-ce un acte de bonne volonté ou tout le contraire ?

Les nuits suivantes, il me sembla que l'activité citauca diminuait. Nous ne les voyions pas. Nous devinions qu'ils étaient dehors, oui, ils murmuraient entre eux. Mais quand nous allumions les projecteurs ils évitaient la lutte. La preuve la plus concluante en était que Batís ne put tirer un seul coup de fusil.

Existait-il un rapport entre cette absence d'agressivité et la disparition du fusil ? Réalité effective ou désir provoqué par l'espoir ? Je traversais un moment délicat : je pourrais y réfléchir mille ans sans parvenir à aucune conclusion. Je n'étais sûr de rien.

Je me promenai jusqu'à la fontaine. J'y trouvai Batís, plongé dans des tâches ridiculement inutiles. Il travaillait pour ne pas devoir penser, comme toujours, et cela l'empêchait de voir l'absurdité de travaux aussi précaires. Il avait mauvaise mine. On aurait dit qu'il avait dormi tout habillé. Je lui proposai une cigarette, ne fût-ce que pour rétablir une sorte de communication humaine. Mais je n'étais pas de bonne humeur. Il ouvrit la bouche et il me vint des envies de lui reprocher son attitude tout à fait insensée.

— J'ai eu une bonne idée, dit-il à voix basse — conscient de formuler une chose impossible. Dans le bateau, il reste encore beaucoup de dynamite. Si nous en tuions mille de plus nous liquiderions le problème.

Il était sur la défensive, à sa façon il me faisait des concessions. Mais je ne pouvais plus me permettre la moindre politesse avec lui. Je l'avais toujours traité avec courtoisie, m'adaptant à ses limites, comprenant son incompétence, transigeant par des détails insignifiants et des emportements, si nécessaire. Ses propos étaient aussi diaphanes que ridicules. Quelle opiniâtreté ! Nous étions comme deux hommes qui se noyaient, et la solution qu'il proposait était que nous buvions toute l'eau de la mer. Il m'exaspérait plus que jamais ; c'était l'un de ces individus qui améliorent les bonnes choses mais aggravent les mauvaises. En tuant davantage de citaucas, il fermerait toutes les portes au dialogue si tant est que certaines soient restées ouvertes — et il consoliderait l'ordre de la violence. Mais, si infime fût-elle, la possibilité de nous entendre avec l'adversaire était infiniment plus attrayante qu'une lutte incertaine et criminelle. Pourquoi devrais-je le suivre dans sa guerre particulière ? Non, je n'étais pas disposé à continuer à tuer, et je ne le ferais que dans une légitime défense désespérée.

— D'où provient votre caractère de tête de mule ? Ouvrez les yeux, Caffó ! Nous pensions qu'il s'agissait du site de Syracuse, et nous, avec des fusils et de la dynamite, nous nous prenions pour des Archimèdes du XXe siècle. Mais tout nous indique qu'ils se battent pour leur terre, la seule qu'ils possèdent. Qui peut le leur reprocher ?