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— Vous carburez à la mort-aux-rats ? répliqua-t-il, en me montrant le poing. Vous ne savez pas encore que dans ce lieu Dieu n'a aucun droit ? Vous voulez voir des lumières de cathédrale là où il n'y a que des cendres. Vous vous trompez, Kollege ! Si vous êtes toujours vivant, c'est parce que je vous ai ouvert les portes du phare ! Si nous ne les tuons pas, ce sont eux qui nous tueront. C'est comme ça. Aidez-moi à descendre dans le bateau ! Je l'ai fait pour vous. Vous allez me refuser votre aide aujourd'hui ?

La conversation s'était transformée en une rhétorique byzantine de fanatiques. Ma frustration, son opiniâtreté et l'immense solitude du phare confluaient. « Nous n'avons besoin que de compétence, lui disais-je, aucune aversion. n'est insurmontable. — Ensemble, nous sommes forts, ne nous séparez pas », ripostait-il. Mais pour une fois je n'étais pas disposé à transiger, je ne pouvais pas transiger. Il se réfugiait dans des forces d'argonaute, je lui opposais une tension de spadassin. Quand il répéta ses contre-arguments, je criai :

— C'est moi, qui essaie de vous aider ! Et je le ferai si vous cessez d'agir comme une mule !

Il se mit à rire comme un dément. Il me regarda dans les yeux et rit de plus belle. « Je suis une mule », disait-il, comme s'il avait parlé à des amis invisibles. Il riait et répétait : Les faces de crapaud sont des messieurs et moi une mule !

Il riait en regardant les nuages et en traçant de petits cercles, comme un train miniature. Indigné, ou fou, ou les deux. Je l'entendis raconter pour lui-même l'histoire de l'Italien pris pour un sodomite. Je me bouchai les oreilles des deux mains :

— Taisez-vous une bonne fois, Caffó ! Taisez-vous ! Oubliez les Italiens et les sodomites ! Qui ce galimatias d'ermite fou intéresse-t-il ? Tôt ou tard nous devrons assumer la seule chose sensée : il faut pactiser avec eux, faire la paix, nom de nom !

Il feignit soudain de ne pas m'écouter, comme si je n'avais pas été là et qu'il s'était trouvé seul à la fontaine. Cette attitude infantile m'indigna :

— Ils auront peut-être un gramme d'intelligence de plus que vous ! dis-je. Oui, peut-être sommes-nous les seules bêtes sur cette île ! Nous, nos fusils, nos munitions et nos explosions ! Il est très facile de tuer, et très difficile de pactiser avec l'ennemi !

— Je ne suis pas un assassin, me coupa-t-il. Je ne suis pas un assassin.

Et, paradoxalement, il m'adressait le regard le plus patibulaire que je lui aie jamais vu.

Il prit un seau d'eau dans chaque main et disparut. A ce moment je sus que Batís Caffó avait tué quelqu'un, un jour, et que cela le mortifiait. Je suppose que ne pas l'écouter fut une lourde erreur. Bien qu'il cachât certainement son âme sous une peau de rhinocéros, il n'était pas facile à comprendre.

Après son départ, je poursuivis ma promenade. Il se mit à pleuvoir. La pluie salissait la neige. Le gel des arbres fondait, les stalactites se brisaient avec un léger craquement. Le petit chemin se couvrait de boue. Je devais faire des bonds pour l'éviter. Au début je ne me souciais pas qu'il pleuve ou non. Les gouttes filtraient à travers ma capuche en laine ; je l'enlevai tout simplement. Mais il se mit bientôt à pleuvoir suffisamment fort pour éteindre ma cigarette. Je me trouvais plus près de la maison du climatologue que du phare. Je décidai de me réfugier dans la maisonnette, qui m'accueillit comme un palais de mendiants. Les nuages obscurcissaient le ciel. Je trouvai une demi-bougie abandonnée et l'allumai. La petite flamme tremblait. Elle faisait danser des clairs obscurs au plafond.

Je fumais sans penser à rien de précis quand Aneris apparut. Il était évident que Batís l'avait molestée. Je la fis asseoir près de moi, sur le lit. « Pourquoi t'a-t-il frappée ? » lui demandai-je sans attendre de réponse. Dans ces moments, j'aurais pu le tuer. Je commençais à apprendre que la grandeur de l'amour que nous éprouvons pour quelqu'un peut nous être révélée par l'ampleur de la haine que nous vouons à un tiers. Elle était trempée. Cela soulignait encore sa beauté, malgré les coups reçus. Elle ôta ses vêtements.

Le parcours entre humanité et animalité n'influait pas sur les plaisirs qu'elle m'offrait. Nous fîmes l'amour, tant de fois et avec tant d'intensité que je vis des étincelles jaunes. Il y eut un moment où je ne savais plus où s'achevait mon corps et où commençait le sien, et la maison, et Me tout entière. Ensuite, je restai allongé sur le lit, son haleine froide dans mon cou. Je crachai la cigarette très loin et me rhabillai. J'ajustai la boucle de ma ceinture en pensant à des choses banales. Je sortis de la maison. Je frissonnai de froid.

Le drame se précisa quand je me trouvais à une centaine de mètres du phare. Même si cela n'était que pour rompre la monotonie, j'avais décidé de suivre la côte nord au lieu du sentier intérieur de la forêt. C'était une voie sinueuse. A ma droite l'océan, à gauche les arbres constituant un mur impénétrable. Les racines sortaient sous les terrasses, constituées de terre et de matériaux apportés par le ressac. Je devais souvent faire de longs sauts d'une pierre à l'autre si je voulais éviter la mer. Je chantais un hymne d'étudiants. Et à la moitié de la troisième strophe je vis la fumée, à l'horizon. Une ligne fine et noire qui, sous l'effet du vent, se tordait avant de pouvoir prendre de la hauteur. Un bateau ! Ils avaient dû se dévier de leur route pour une raison quelconque, et naviguaient maintenant tout près de l'île. Oh, oui, un bateau ! Je parvins au phare malgré les obstacles :

— Batís ! Un bateau !

Et presque sans m'arrêter :

— Aidez-moi à allumer le phare !

Caffó coupait du bois. Il s'arrêta pour regarder à l'horizon, indifférent :

— Ils ne le verront pas ! déclara-t-il. Trop loin.

— Aidez-moi à émettre un SOS !

Je montai l'escalier intérieur. Il me suivit lentement. « Trop loin, répétait-il, trop loin, ils ne le verront pas. » Il avait raison. Les projecteurs du phare étaient comme les signaux lumineux d'un insecte qui veut communiquer avec la lune. Mais mon désir était si intense que je souffris d'hallucinations optiques et, pendant quelques minutes d'agonie, il me sembla que le bateau virait dans notre direction, que cette particule métallique se faisait de plus en plus tangible. Naturellement, je me trompais. La coque du bateau se perdit à l'horizon. Pendant un moment la fumée de la cheminée fut encore visible, de plus en plus fine. Puis il n'y eut même plus de fumée.

Jusqu'au dernier moment j'émis frénétiquement en morse. SOS, Save Our Soûls. SOS, Sauvez Nos Ames. Jamais les prières et les demandes d'aide ne s'étaient autant unies qu'en cette occasion, au phare. Et jamais il n'avait existé de preuve si favorable à l'athéisme. Ils ne viendraient pas. A l'intérieur de ce bateau, il y avait des êtres humains, une véritable multitude. Des familles, des amis, des destins qui en ces instants, en ces instants précis, devaient leur sembler bien loin, les attendaient. Mais que pouvaient-ils savoir du lointain ? De moi, du phare ? De Batís Caffó ou d'Aneris ? Le monde qui me retenait n'était, pour eux, qu'un profil lointain, une tache insignifiante et stérile.

— Ils ne le voient pas, dit Batís sans aucune émotion dans la voix, ni bonne ni mauvaise. Simplement, il regardait en direction du bateau dans une attitude neutre, la hache pour couper le bois encore entre les mains, clignant des paupières comme une chouette.

Je fus injuste avec lui. Mais c'était la seule personne à proximité et il devait payer pour mon désespoir.

— Regardez-vous ! Vous n'avez pas bougé le petit doigt ! Quelle sorte d'individu êtes-vous, Caffó ? Vous ne m'aidez pas avec les citaucas, vous ne m'aidez pas avec les hommes. De façon active ou passive, vous sabotez toute initiative sensée ou toute possibilité de sauvetage. Si les naufragés avaient un syndicat, vous seriez le parfait jaune !