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Batís sortit du phare, m'évitant. Mais je le poursuivis dans l'escalier. Je lui lançais des reproches dans son dos. Il feignait de ne pas m'entendre, il se contentait de murmurer des horreurs dans un dialecte allemand. Je l'attrapai par une manche. Il leva les bras, il gesticulait comme si j'avais été une insupportable belle-mère. Il me fuyait mais je le rattrapais immédiatement par le coude, ou par la crosse du fusil qu'il portait sur une épaule. Nous nous accusions mutuellement. La silhouette du bateau avait brisé les minces digues qui nous séparaient encore de la franche hostilité. Je mis longtemps à remarquer que Batís se taisait.

Batís avait la bouche ouverte et muette. Il tournait la tête alternativement à droite et à gauche. Les côtes nord et sud semblaient couvertes de petits citaucas. A moitié immergés, ou cachés entre les rochers et la mer, comme des crabes. Les membranes des mains et des pieds étaient presque transparentes. Batís s'ébroua comme un cheval. Il regardait le ciel, la lumière diaphane, puis les silhouettes qui se réfugiaient à la frontière maritime, comme si quelque incongruité rendait cette vision impossible. On aurait dit un homme perdu dans le désert, tentant de discerner si ce qu'il voit est un mirage ou est réel. Il fit un pas vers le nord. Les enfants se cachèrent derrière les pierres. La plupart d'entre eux ne mesuraient pas un mètre. Contempler ces petits attendrissait inévitablement. Même le ressac semblait plus prudent, comme s'il avait réfréné son élan par peur de les blesser. Ils utilisaient l'eau comme un matelas et nous observaient avec curiosité.

Soudain, Caffó prit le fusil qu'il portait à l'épaule. Avec des gestes rapides et maladroits, il actionna la culasse.

— Vous n'allez pas faire ça, n'est-ce pas ? demandai-je.

Il avala sa salive. Je regardais et ne voyais pas de danger. Ce n'étaient que des enfants, des enfants qui ne cherchaient pas la sécurité de la pénombre pour nous tuer. Et ils venaient précisément maintenant que les jours devenaient plus longs. Enfin, Batís se décida à trotter vers le phare, se méfiant de tout et m'oubliant.

Un coup de feu aurait suffi à provoquer une débandade, mais il ne tira pas. Pourquoi ne tira-t-il pas ? Si ce n'étaient que des bêtes irrationnelles, pourquoi ne les tuait-il pas sans ciller ? Je crois que lui-même ne comprenait pas la portée de ce renoncement. Ou peut-être que si.

*

Timides comme des moineaux et prudents comme des souris, les petits citaucas s'approchèrent du cœur de l'île. C'est-à-dire, du phare. Les premiers jours, ils n'osaient pas dépasser la ligne de côte. Cela nous donnait l'impression d'être des animaux dans un zoo. Des centaines d'yeux, grands et verts comme des pommes, nous épiaient pendant des heures, suivant chacun de nos mouvements. Nous hésitions sur l'attitude à adopter. Surtout Caffó. Maintenant qu'il se retrouvait face à un ennemi inoffensif, il ne savait comment réagir. Son égarement donnait la mesure exacte de ses contradictions. Ses scrupules marquaient les limites de son entêtement.

Il devint une sorte d'araignée humaine. Il sortait encore très tôt le matin du phare. Deux heures plus tard apparaissaient les premiers enfants, toujours fascinés. Il fermait les yeux, mais se retirait immédiatement dans sa chambre. Il emmenait très souvent Aneris avec lui et l'attachait au pied du lit par une cheville. D'autres fois pourtant, il agissait comme si elle n'existait pas. Son comportement était de plus en plus imprévisible.

C'était un homme à l'odeur corporelle très forte — je ne dis pas qu'elle était désagréable, simplement particulière —, et la pièce s'imprégna plus que jamais de sa personnalité, une puanteur de chaleur primaire qu'aucun nez européen n'aurait pu reconnaître. Afin de prévenir des risques imaginaires, il fermait le blindage du balcon, ce qui assombrissait la pièce. Un jour, j'entrai : je le localisai davantage avec le nez qu'avec les yeux. Son ombre se trouvait juste à côté d'une meurtrière, contrôlant les nouveautés de ce jardin d'enfants flottant que devenait l'île. La lumière du soleil qui pénétrait par la fente lui dessinait les yeux comme sur un masque de carnaval. Cela n'était plus une chambre, c'était une alcôve.

— Ce sont des enfants, Caffó, rien d'autre. Les enfants ne tuent pas, ils jouent, dis-je, le corps encore à moitié dans la trappe.

Il ne me regarda même pas. Pour toute réponse, il posa un doigt sur ses lèvres, en exigeant le silence.

Je subissais moi aussi une sorte d'étonnement magique. Mais plus léger. C'étaient des êtres venus d'autres mondes, il ne les comprenait pas. Ils nous faisaient la guerre, et soudain ils envoyaient leurs enfants sur le champ de bataille. Peut-être nous traitaient-ils comme si nous avions été une sorte de syphilis, une maladie qui n'affectait que les adultes. Quoi qu'il en soit, il ne fallait pas être un génie pour établir une correspondance entre le fusil planté dans le sable et l'apparition des enfants. Tout cela dissimulait-il la mentalité de grands stratèges ou de complets irresponsables ? Et cependant, s'ils voulaient nous prouver leur bonne volonté, de quels moyens disposaient-ils ? Aux fusils que nous avions utilisés, ils avaient toujours opposé leurs corps nus. J'avais demandé une trêve avec un fusil inoffensif, et ils nous répondaient par des corps inoffensifs. Était-ce la plus perverse ou la plus parfaite des logiques ?

Les enfants se rendirent compte très tôt que je ne leur ferais aucun mal. Les jours suivants, ils foulèrent la terre ferme. Ils se tenaient encore à distance. Mais, malgré l'air grave que j'affectais, j'avais souvent du mal à éviter un demi-sourire : ils m'observaient fixement, me regardaient sans cesse. Les yeux démesurément grands, la bouche ouverte, comme soumis à une hypnose de baraque foraine.

Un matin, je pénétrai dans la forêt. Le manteau en cuir me servait d'oreiller dans le dos, l'épais pantalon m'isolait de la neige et les bras croisés me réchauffaient la poitrine. Ce ne fut pas une sieste tranquille. Un murmure proche me fit ouvrir les paupières.

Ils n'étaient peut-être que quinze, ou vingt. Accrochés aux branches, à des hauteurs variables, et me fixant comme des chouettes. Je me trouvais dans un état de somnolence qui augmentait la sensation d'irréalité. Les arbres ne leur étaient pas familiers et ils y grimpaient sans la moindre agilité. Cela faisait de leurs petits corps des pièces si fragiles, si vulnérables, que pour ne pas les blesser je me soumis à leur curiosité. Je pensai : si je me lève d'un coup, je vais les effrayer et quand ils fuiront ils se feront mal. J'ôtai mes croûtes aux yeux.

— Partez ! dis-je sans trop élever la voix. Retournez dans l'eau.

Ils ne bougèrent pas. Je me levai au milieu d'un cercle d'espions nains. La majeure partie d'entre eux était tranquille et silencieuse. D'autres murmuraient, ou s'étreignaient en se cajolant, à mi-chemin entre la lutte et la fraternité, mais ceux-là non plus ne me quittaient pas des yeux. Je ne pus résister à la tentation de toucher les pieds de celui qui était le plus près de moi. Il était assis sur une grande branche parallèle au sol, balançant les jambes. Je lui touchai le pied et une sorte d'éclat de rire général se propagea dans la végétation.

Ils ne tardèrent pas à prendre confiance. A tel point qu'ils devinrent vraiment gênants. Partout où j'allais, ces petits corps à la tête pelée se déplaçaient à mon rythme. Ils étaient comme de véritables bandes de pigeons qui vivent sur les places des grandes villes. Je me retournais souvent et un tapis de têtes se rassemblaient à hauteur de mon nombril. Je faisais un geste brusque, pour les chasser, et ils ne reculaient que de quelques mètres. Ils mouraient d'envie de me toucher. Les plus enhardis me pinçaient coudes et genoux, fuyaient et revenaient à la charge au milieu d'éclats de rires de canard. Si je m'asseyais quelque part, c'était le délire : une infinité de petits doigts se disputaient les cheveux de ma tête, les favoris et la nuque. Je donnai quelques tapes, ici et là. Mais la riposte m'humiliait davantage que la victime.