La vérité est qu'il ne me fallut que quelques jours pour m'habituer à eux. Ils jouaient aux environs du phare de l'aube au soir. La seule précaution qui s'imposait était de fermer la porte du phare. Sinon, ils chapardaient. Si la porte était ouverte, ils entraient et prenaient dans la réserve les choses les plus variées : bougies, verres, crayons, papiers, pipes, peignes, torches, bouteilles. Une fois même un accordéon.
Il était plus grand que le voleur, que je rattrapai au moment où il s'enfuyait, chargé comme une fourmi. Un autre jour, une cartouche de dynamite. Savoir où ils avaient pu la trouver. A ma grande horreur, je les surpris à pratiquer un jeu extraordinairement semblable au rugby, avec la cartouche pour ballon. Mais il ne serait pas juste non plus de les qualifier de voleurs. Ils n'avaient même pas conscience de ce que signifiait un vol. Qu'un objet existe était une raison suffisante pour qu'ils se l'approprient. Quand je les disputais en criant, ils ne réagissaient même pas. C'était comme s'ils avaient dit : « Les choses sont là, si elles sont là on les prend et voilà, elles n'ont pas de propriétaire. » Toute initiative pédagogique, avec des menaces feintes ou des gestes doux, était inutile. Et bien que je pusse protéger le dépôt en fermant la porte, les défenses extérieures souffraient d'une érosion inévitable. Les tessons de bouteilles incrustés dans les fentes, humidifiés par l'eau salée, revêtaient d'attirantes couleurs jaunes, vertes et rouges. Ils les arrachaient pour s'en faire des colliers. Un jour maudit, ils découvrirent que les boîtes métalliques et les cordes sur les murs constituaient le jouet idéal. Ils en faisaient des trains qu'ils traînaient derrière eux en courant, et comme tout le monde le sait les enfants ont un esprit plus grégaire que les adultes. Je passais la moitié de la journée à réparer leurs dégâts. Si je les surprenais, je les menaçais par des grondements de dragon dans sa caverne. Mais ils savaient déjà que j'étais inoffensif et leur réponse consistait à se tirer les oreilles avec deux doigts, le geste citauca de moquerie, comme je ne tardai pas à l'apprendre.
Je commençai à utiliser les enfants comme baromètre de la violence. Tant qu'ils seraient là, pensais-je, les citaucas ne nous attaqueraient pas. Je souffrais davantage pour eux que pour moi. Je ne voulais pas imaginer la réaction de Caffó si les petits s'aventuraient à ouvrir la trappe menant chez lui. Le plus turbulent d'entre eux était une sorte de triangle petit et très laid. Triangle, parce que ses épaules étaient très larges et ses hanches étroites, moins développées que celles de ses compagnons, comme si la nature ne lui avait pas encore assigné un sexe précis. Et laid par la série de grimaces, infinie, que pouvaient reproduire ses traits de chauve-souris. Les autres se contentaient de s'approcher de moi en masse, protégés par le nombre. Pas lui. Il défilait très souvent devant moi. Il allait d'un pas ferme, levant les coudes et les genoux avec une pétulance martiale. Je l'ignorais. A mes dédains, il répliquait en approchant sa bouche de mon oreille, dans laquelle il déversait des discours. Dans ce cas, le mieux était de le prendre par les épaules et de faire tourner son corps à cent quatre-vingts degrés. Il s'en allait par où il était venu, telle une marionnette. Mais un jour il exagéra.
Un après-midi, j'étais assis sur le granit, en train de recoudre un pull qui avait déjà été terriblement raccommodé. Les enfants avaient plongé. Tous à l'exception du triangle. Chaque matin, il était le premier à apparaître et chaque soir le dernier à se retirer. Il vint m'asticoter l'oreille. Je n'étais pas un virtuose de l'aiguille et cette agitation nerveuse devenait une gêne supplémentaire. Je remarquai soudain qu'il s'accrochait à mon corps. Mains et pieds entouraient ma poitrine et ma taille. Qui plus est : il m'attrapa l'oreille avec ses lèvres et commença à me lécher le lobe. Il reçut immédiatement une claque, bien entendu.
Mon Dieu, comme il pleura. Le triangle courait et pleurait, au milieu d'épouvantables coassements. Au début, je ne pus m'empêcher de rire. Je le regrettai immédiatement. Il était facile de deviner que ce n'était pas un enfant comme les autres. Il courut, en pleurant, jusqu'à la côte nord, mais il s'arrêta devant la première vague. Comme s'il s'était soudain rappelé que dans cette direction il n'allait trouver aucun refuge. Sans perdre un instant, en pleurant toujours à grands cris, il partit vers la plage sud. Cette fois, il ne s'approcha même pas de la rive. Les pleurs s'étaient mêlés à des gémissements désolés ; le triangle tournait comme une petite toupie.
La compassion nous apparaît parfois comme un paysage derrière la dernière colline. Je me demandai si ce monde sous-marin était aussi différent du nôtre : ils avaient certainement père et mère, et l'existence du triangle démontrait qu'ils avaient aussi des orphelins. Je ne pus supporter ses pleurs. Je le chargeai sur mon épaule, comme un sac. Je l'emmenai sur le granit et continuai à coudre. Il s'accrocha à nouveau à mon corps, me lécha l'oreille, et s'endormit. Je feignis l'indifférence.
XIV
Je savais que cette paix ne constituait qu'une trêve précaire, chaque heure sans coups de feu ni cris, un inestimable sursis. Cependant, plus les jours et les nuits passaient, plus les citaucas s'éloignaient. Tous mes efforts visaient à ne pas penser à ce qui devait arriver tôt ou tard, quoi que ce fût. Voilà un exemple de cette faiblesse humaine qui consiste à concevoir un espoir et à l'énoncer indéfiniment, de sorte que la répétition elle-même fait que le désir se confonde avec la réalité.
Les signes selon lesquels l'hiver antarctique cédait la place à un printemps sauvage se multipliaient. Les jours nous souriaient plus longtemps, la lumière gagnait quelques précieuses minutes par jour sur l'obscurité. La neige ne tombait plus aussi fort, les flocons étaient de moins en moins vigoureux. Parfois on ne pouvait pas dire s'il neigeait ou s'il pleuvait. Le brouillard ne nous étreignait presque plus. Maintenant les nuages étaient beaucoup plus hauts. Ils faisaient également beaucoup plus de bruit, ça oui.
Je renonçai à partager les gardes de nuit avec Batís. Ce n'était pas nécessaire. Mais je savais que ce n'était pas un temps mort : si elle constituait de toute évidence une trêve, la présence des enfants offrait, surtout, un temps de détente aux deux partis. Je le lui dis :
— Ils ne nous attaqueront pas, Caffó. Les enfants sont notre bouclier, aval et garantie. Tant qu'ils resteront dehors, ils ne nous attaqueront pas. Ni le jour ni la nuit. Reposez-vous.
Il comptait les balles et les astiquait.
— Nous devrons commencer à nous inquiéter le matin où ils ne reviendront pas sur l'île. Ce jour-là il se passera peut-être quelque chose. Mais j'ignore quoi.
Il ouvrait le foulard en soie, comptait les balles et refaisait le nœud. Il me traitait comme si je n'étais jamais entré dans son phare.
Depuis que j'avais toléré que le triangle s'approche de moi, je ne pouvais plus m'en débarrasser. Il dormait chaque nuit avec moi, très loin de nos drames. C'était un paquet de nerfs, il s'agitait sous les couvertures comme une souris géante. Il mettait longtemps à se calmer. Au dernier moment, il me léchait l'oreille et s'endormait accroché à mon corps, dans une position fœtale et en émettant par le nez des petits bruits de tuyauterie bouchée.
Un matin, nous étions devant le phare. Je jouais avec le triangle et Aneris. Nous nous lancions des boules de neige et riions comme des enfants. Caffó arriva. On aurait dit un corbeau mouillé. Son manteau long et noir, sa barbe et ses cheveux, noirs également, contrastaient vivement avec la blancheur de la neige. Il portait son fusil, le harpon, des troncs qu'il tenait à deux mains. Il portait un poids qui serait difficile à décrire. Davantage par instinct que par méchanceté, il mit fin à nos jeux. Avec une violence effrénée, il menaça avec un bâton le triangle, qui s'enfuit, moins terrorisé qu'en colère, et il emmena Aneris au phare.