Les jours où il la libérait, nous nous cachions de Caffó dans les recoins de la forêt. Les enfants nous virent parfois ensemble, et je dois dire qu'ils n'y prêtaient guère attention. On sait que les pensées des enfants se voient. Il est également certain que leur tolérance est basée sur ce qu'ils voient, non sur ce qu'ils croient. Rien ne leur semble extraordinaire, seulement nouveau. Quand je le pouvais, en cachette, j'observais les relations d'Aneris avec les enfants : elles étaient pratiquement inexistantes. Elle les traitait plutôt comme une gêne. Ils auraient pu être la courroie de transmission entre elle et les siens, ils auraient pu lui apporter des saluts et des nouvelles. Elle ne leur manifestait pas le moindre intérêt. Elle les ignorait comme nous ignorons les fourmis. Un jour, je la vis disputer le triangle. Si les enfants étaient déjà pénibles, le triangle en valait plusieurs à lui tout seul. Elle le repoussait, mais lui, comme toujours, revenait, comme si un défaut d'audition l'avait empêché d'entendre des paroles désagréables. Pour moi, c'était son plus grand mérite ; pour elle, le défaut le plus intolérable. N'importe qui aurait vu que toute cette animosité n'était pas dirigée contre un pauvre enfant, mais contre des tiers. J'avais renoncé aux miens, elle aux siens. C'était tout. La seule différence était que les citaucas étaient plus proches d'Aneris que les humains de moi.
A quoi servait-il de me poser des questions auxquelles je ne pouvais répondre ? J'étais vivant. J'aurais pu être mort et j'étais vivant. Juste ça ; rien de moins que ça. Ils auraient pu m'arracher les membres un par un, mon cadavre aurait dû être en train de pourrir au fond de l'Atlantique. J'étais cependant à ses côtés, lui faisant l'amour, sans limites, sans normes. Pourtant, mes tentatives d'approche ne portaient pas leurs fruits.
Tant de réserves après son existence dans le phare pouvaient-elles m'étonner ? Et, que je le veuille ou non, l'histoire de cet homme recoupait la mienne. En fait, je participais à sa cruauté. Mais, d'autre part, il était évident que personne ne la retenait contre sa volonté. On aurait dit qu'elle ne détestait pas Caffó pour la violence qu'il exerçait sur elle, et qu'elle ne l'admirait pas pour la protection qu'il lui assurait. Comme si cet homme carré qui la possédait, la dénigrait et la frappait, avait été un mal nécessaire mais rien d'autre.
Après l'amour, une porte s'ouvrait. On pouvait le lire sur son visage. Elle me regardait à travers une vitre sale, avec une sorte d'emphase que l'on aurait facilement pu prendre pour de l'affection. Des marques d'enthousiasme qui, avec toutes les carences inhérentes, s'approchaient de l'amour. Ce n'était qu'un mirage. Lui demander des caresses revenait à lui arracher la langue. Quand je voulais lui parler dans la complicité des deux amants les plus solitaires de la planète, quand je l'étreignais trop fort, ses yeux faisaient d'elle un oiseau moribond.
Mais il est inutile de chercher à décrire une scène qui ne suivait aucun scénario ; le phare était le patrimoine de l'imprévisible et notre histoire suivit des méandres beaucoup plus sinueux.
XV
Un jour, enfin, les enfants ne se présentèrent pas à leur rendez-vous quotidien. Au milieu de la matinée, quand il devint évident qu'ils ne viendraient plus, le triangle contemplait l'océan comme un aiglon. Mais l'angoisse ne dura pas longtemps chez lui. Peu après il s'accrochait à mon genou et faisait des gestes de contorsionniste. Quand il voulait jouer, il exprimait de la sorte son impatience.
Celui qui souffrait le plus de l'éclipse des enfants, c'était moi. Ils avaient été la seule respiration sur cette terre brûlée par la poudre. Aneris gardait ce silence qui lui était si particulier. Et Batís était possédé par une joie de vivre qui pourrait sembler contradictoire. Elle ne l'était pas. Bien qu'il ne l'ait jamais avoué, il se rendait compte que les enfants signifiaient un message. Maintenant qu'ils avaient disparu, son ordre allait être rétabli. Il ne lui vint pas à l'idée que la retraite des enfants pourrait être suivie d'un élément d'un genre nouveau.
Je l'observais tandis qu'il alignait les munitions, établissait de nouveaux blindages, préparait de nouvelles armes. Avec les boîtes vides, il avait créé une sorte d'orgue plein de tubes, à l'intérieur desquels il introduisait les feux de Bengale qu'il nous restait pour les utiliser comme projectiles. Il était disert et même souriant. La perspective de bombarder les assaillants avec des feux de Bengale de couleur le réjouissait extraordinairement. Il faisait des plaisanteries sombres auxquelles je n'avais pas le cœur de rire.
Mais c'était la dernière rémission des agonisants. Nous avions perdu la guerre. Résister jusqu'à la dernière balle justifierait peut-être sa façon de comprendre la vie, mais jamais ne nous la sauverait.
Nous mangeâmes ensemble.
— Ils attendront peut-être la nuit, dis-je.
— Faites-moi confiance, disait-il. Ils vont avoir une belle peur.
Et il riait comme un singe.
— Et s'ils ne viennent pas pour nous tuer ? Vous allez tirer aussi ?
— Et vous ? demanda-t-il. Vous ne tirerez pas s'ils essaient ?
Aneris était assise par terre, les jambes croisées. Les yeux ouverts mais sans rien regarder, immobile, comme si elle avait dormi debout. Je pensai que notre violence tournait autour d'elle comme les planètes autour du soleil. Batís se laissa tomber sur son lit. Les ressorts crissèrent. Son gros abdomen gonflait et se dégonflait. Il n'était ni endormi ni éveillé, comme Aneris. Que faisais-je un fusil entre les mains ? Ma tête me disait que je le tenais par précaution, mon cœur par obligation. Batís ouvrit les yeux. Il avait le regard fixe. Il observait le plafond sans bouger du lit, et me demanda :
— Vous avez bien fermé la porte ?
Je devinai à quoi il faisait allusion. C'était pour lui une façon de supposer que les citaucas s'exposeraient peut-être à la lumière du jour. Cela me suggérait également d'autres idées. Ces derniers jours, il avait fermé les yeux sur ma décision d'adopter le triangle. Où était-il ? Caffó était mû par des motifs pratiques : que je ne fasse pas de bêtises pendant le combat. Mais il était impardonnable que ce soit lui qui me le rappelle.
Je descendis l'escalier à toute vitesse. Il n'était pas là. Je sortis du phare la peur chevillée au corps. La lumière du soleil, déjà bas, tachait la neige d'une couleur bleutée. Le triangle avait un doigt dans la bouche. En me voyant, il se mit à rire. Quelques citaucas étaient agenouillés derrière lui, l'étreignant par la taille et lui parlant amicalement à l'oreille. Parmi la végétation il y en avait d'autres, six ou sept. Je ne pouvais que deviner leurs yeux phosphorescents et la forme de leurs crânes pelés.
Un frisson me parcourut. Mais ce n'était pas un piège. De nombreuses mains citaucas poussèrent doucement le triangle, qui vint avec moi. Il se mit à pleuvoir. De grosses gouttes qui faisaient floc, floc, floc et creusaient des cratères dans la neige comme de petits météorites. Le triangle me serrait le genou et riait, exigeant de moi que je le porte sur mes épaules. Pour lui, il n'existait qu'un seul sujet de préoccupation : à quoi nous allions jouer.
Je suppose que les citaucas attendaient une sorte de retour à ce geste de bonne volonté. Mais soudain je remarquai que les muscles de mes interlocuteurs étaient plus tendus. Je tournai la tête. Batís avait vu la scène. Il s'agitait sur le balcon avec un air de mouffette inquiète. Il avait attaché son invention à la rambarde.