Выбрать главу

A un moment donné, j'avais commis une erreur fatale : je n'aurais pas dû le pousser autant dans ses derniers retranchements. Et maintenant il était prêt à me tuer. J'ignore encore comment je pus m'enfuir par la trappe. A moitié en courant, à moitié en me traînant, je parvins au rez-de-chaussée. Mais Batís me poursuivit, grognant comme un gorille. Il bougeait les bras à une vitesse incroyable. Ils me tombaient dessus comme des coups de marteau. Heureusement que je portais des vêtements très épais, qui amortissaient un peu les coups. Voyant qu'il ne me faisait pas assez mal, il me saisit par le poitrail des deux mains et me colla au mur. D'une voix sortie des cavernes de sa biographie, il vomissait :

— Vous n'êtes pas italien, vous n'êtes pas italien, avec vous je ne me suis jamais trompé, mon problème est qu'avec vous je ne me suis jamais trompé, et que je vous ai laissé faire ! Traître, traître, traître !

J'avais l'air d'un pantin entre ses mains. Il me cognait contre le mur. Tôt ou tard, il allait me briser le crâne ou la colonne vertébrale. Sa brutalité me transforma en rat. Tout ce que je pouvais faire était de lui arracher les yeux. Mais quand il sentit mes doigts sur son visage, il me jeta à terre et se mit à me piétiner de ses pattes d'éléphant. Il me fit me sentir comme un scarabée. Je reculai en rampant et, en me retournant, je vis que Batís avait une hache dans les mains.

— Batís, ne faites pas ça ! Vous n'êtes pas un assassin !

Il ne m'écoutait pas. Je me trouvais aux portes de la mort et ma tête ne me répondait pas. Il ne me venait à l'esprit, de façon absurde, que les images d'un rêve ancien et banal. Mais, au moment où Batís levait la hache, il subit un phénomène étrange. Une faiblesse intérieure, et à la fois un éclair de lucidité, qui illuminait son expression de la même façon qu'un météorite traversant l'atmosphère. L'arme encore levée, il me regarda avec le bonheur malheureux de ce scientifique qui ouvrit un jour les yeux sur le soleil jusqu'à ce que l'exposition lui brûle la rétine, juste pour savoir combien de temps la vue humaine pouvait supporter la lumière.

— L'amour, l'amour… dit-il.

Il abaissa la hache avec une triste douceur. Il entendait des violons. C'était un homme qui ferme silencieusement la porte derrière laquelle dorment ses enfants.

— L'amour, l'amour… répéta-t-il doucement, avec quelque chose dans l'expression du visage qui rappelait un sourire.

Et soudain il redevenait le Batís le plus sauvage. Mais je n'existais plus pour lui. Il me tourna le dos et ouvrit la porte. Que faisait-il ? Mon Dieu, il ouvrait la porte ! Allongé et rossé, je pouvais à peine croire ce qui arrivait.

Immédiatement, un citauca voulut entrer dans le phare et reçut le coup de hache qui m'était destiné. Caffó prit un tronc de l'autre main, comme une matraque, et sortit.

— Batís, criai-je, m'approchant du seuil. Revenez au phare !

Il courut sur le granit en ligne droite. Ensuite, un prodigieux saut dans le vide, les bras ouverts. L'espace d'un instant, je crus qu'il volait. Les citaucas l'attaquèrent de tous côtés. Ils sortaient de l'obscurité, criant avec une joie assassine que nous n'avions jamais connue. Deux d'entre eux lui sautèrent dessus, mais Batís, d'un habile demi-tour dans la boue, parvint à les éviter. Il devint immédiatement le centre d'un cercle. Les citaucas voulaient s'approcher de lui, il agitait la hache et le tronc comme de petits moulins. Un citauca s'accrocha dans son dos et le vacarme augmenta. Batís tenta de le blesser, mais dans sa position cela lui était très difficile. Dans cette manœuvre, il perdit une seconde vitale et le cercle se rapprocha. Horrible. Le citauca accroché dans son dos, ignorant les mutilations que celui-ci lui infligeait, Batís continuait à frapper dans le vide, tenant les autres à distance. Ils n'auraient pas de pitié.

Je perdais mon temps. Je montai les marches, une main sur la rampe et l'autre sur le foie, terriblement douloureux à cause des coups. J'avais l'un des deux fusils à proximité. Je sortis sur le balcon l'arme dans les mains. Ils n'étaient plus là. Ni les citaucas ni Caffó. Silence. Juste le vent glacé de l'île.

— Batís ! criai-je à nouveau, cette fois dans le vide. Batís ! Batís !

Il n'était pas là et ne reviendrait plus.

XVI

Depuis que j'étais dans le phare, j'avais connu toute la gamme des tourments. C'était du moins ce que je croyais. Les jours qui suivirent la mort de Caffó apportèrent un nouveau supplice. Les relations antagoniques que nous avions eues ajoutaient au dérèglement de mon esprit. L'affliction qui m'accablait, très confuse, agissait comme une ivresse saline. Une sorte de tristesse égarée, qui ne savait quelle direction prendre. Je pleurais parfois à longs sanglots comme les enfants, parfois je riais avec audace, et plus souvent encore je faisais les deux à la fois. Je ne me comprenais pas moi-même.

Peut-on regretter quelqu'un dont on n'aurait jamais rien de bon à dire ? Oui, mais seulement au phare, là où la qualité des naufragés se jugeait aux brèches de leurs défauts. Au phare, où même l'humanité la plus lointaine nous était proche. Batís avait été un homme radicalement différent de moi. Mais il avait aussi été le dernier homme que je verrais jamais. Maintenant qu'il n'était plus là affleuraient ses qualités de rocher impassible et de frère d'armes. Sous le poids de cette peine si trouble, excitée et apathique tout à la fois, il m'était impossible de dissocier la mort de la réalité. Quand je réparais ce qui avait été endommagé et comblais comme je le pouvais les trous dans les défenses, quand je faisais tout cela, je parlais avec lui à voix haute. Comme si je devais encore supporter sa voix brusque, ses manières abruptes, ses zum Leuchtturm à la tombée de la nuit. Je le cherchais souvent pour coordonner une surveillance ou une construction, et je ne trouvais que l'air. Quand je comprenais enfin qu'il n'était pas là, qu'il ne serait plus jamais là, quelque chose se brisait en moi.

J'ignore combien de jours ou, peut-être, de semaines, je vécus soumis à cette sorte de paralysie, plus mentale que physique. Je suppose que seule l'inertie acquise m'animait. Batís était mort et je ne tarderais pas à le suivre. Contre l'adversité, deux hommes ensemble sont une armée — nous l'avions démontré haut la main —, un seul ne sert pas à grand-chose. Mes espoirs consistaient à établir un dialogue avec l'ennemi. Mais le suicide de Batís sabotait la base même de la stratégie. Pourquoi auraient-ils voulu la paix, maintenant qu'ils pouvaient me tuer sans difficulté ? Pourquoi auraient-ils voulu négocier, après que Batís leur avait tiré dessus ? Il ne me restait presque plus de munitions. La garnison du bastion avait été diminuée de moitié. Deux assauts de plus et le phare serait une ruine. J'étais seul et presque sans défense.

Aussi, l'attitude des citaucas me laissait perplexe. Le silence suivit la mort de Caffó. Ils n'attaquaient pas l'île. Et je ne pouvais absolument pas faire confiance à ces vagues d'une tranquillité incroyable. Les nuits se succédaient sans nouveautés. Je me tenais sur le balcon, appuyant le fusil sur la rambarde, et elle muette, grâce à Dieu. Quand l'aube approchait, je me sentais comme une bouteille vide.