Pendant cette période de deuil, je me désintéressai d'Aneris. Je ne la touchais même pas, bien que nous dormions ensemble dans le lit de Batís. A ma crise de solitude s'ajoutait sa conduite distante et froide. Écrasant. C'était comme s'il ne s'était rien passé. Elle ramasse du bois, l'apporte ; elle remplit des paniers, les porte. Elle contemple le soir. Elle dort. Se réveille. Elle a une marge de manœuvre qui ne dépasse jamais les opérations les plus élémentaires, dans sa vie quotidienne, elle se comporte comme les ouvriers qui travaillent à la chaîne, avec ces mouvements répétitifs que nous trouvons dans tant de corps à l'asile.
Un matin je fus réveillé par des bruits nouveaux. Du lit, j'observai Aneris. Elle était assise à genoux sur la table. Elle avait dans les mains un sabot en bois de Batís et se livrait à un jeu aussi simple qu'exaspérant : elle le soulevait le bras tendu et le laissait tomber. Cloc, entendait-on, quand la gravité le faisait chuter sur la table, en bois elle aussi. Elle ne s'habituerait jamais à la densité de notre air, beaucoup plus léger que celui de son monde.
Pendant que j'observais ce jeu, une nuée de pensées prenait forme. Sa silhouette grandissait, mais d'une façon malveillante. Le problème n'était pas ce qu'elle faisait, mais ce qu'elle ne faisait pas. Batís était mort et elle n'exprimait aucune émotion, ni pour ni contre. Dans quelle réalité vivait-elle ?
Il ne fallait pas être voyant pour comprendre qu'elle avait vécu dans l'ombre de Batís Caffó, et qu'elle vivrait dans la mienne. Je croyais que la tyrannie de Batís agissait comme une digue humaine qui retenait Aneris. Mais, une fois la digue rompue, rien ne coulait. Je n'étais même pas sûr que les sensations qu'elle avait vécues là, au phare, fussent semblables aux miennes. Je me demandai même s'il était possible que ce conflit lui ait plu, que son amour-propre ait joui du fait d'être la récompense que se disputaient deux mondes.
Je lançai le sabot par le balcon. Je lui pris les joues de mes deux mains. Je la caressais et l'emprisonnais en même temps. Je voulais qu'elle comprenne qu'elle me faisait plus de mal que tous les citaucas réunis. Je voulais qu'elle me regarde, par saint Patrick, qu'elle me regarde ; peut-être ainsi verrait-elle un homme honnête, sans trop d'ambitions. Un homme qui ne cherche qu'un endroit où vivre en paix, loin de tout et de tous, de la cruauté et des gens cruels. Ni elle ni moi n'avions choisi les conditions de cette île laide, froide et maintenant calcinée. Mais ce serait notre patrie tant que nous y vivrions, que cela nous plaise ou non, et il nous incombait de la rendre habitable. Mais, pour y parvenir, j'avais besoin qu'elle voie en moi autre chose que deux mains armées.
J'ignore à quel moment je cessai de lui crier dessus, et de lui donner des tapes sur les joues, pour commencer à la gifler. J'étais si furieux que la frontière entre l'insulte et la violence se transforma en papier à cigarette. Elle me le rendit. Quand elle me frappait de ses mains palmées, c'était comme si on m'avait giflé le visage avec une serviette mouillée. Quand je la giflais, ce n'était pas par haine, mais par impuissance. Avec le dernier coup, elle resta étendue sur le matelas. Elle était là, recroquevillée comme un chat ; elle m'attendait toutes griffes dehors.
Je renonçai. Pourquoi insister ? Qu'avais-je à gagner en la battant ? Ses absences, son mépris, tout m'indiquait que je ne jouais pour elle qu'un rôle secondaire, que je ne serais jamais rien d'autre. Je comprenais enfin l'abîme qui nous séparait : je m'étais réfugié en elle, elle dans le phare. Il n'avait jamais existé de principes aussi proches et aussi contradictoires. Mais le savoir faisait-il que je l'en désire moins, que j'aie moins besoin d'elle ? Non. Malheureusement, non. Elle agissait sur mon amour comme le volcan avec Pompéi : elle le détruisait tout en le maintenant intact.
Il est également vrai que cette scène tumultueuse eut le mérite de me débloquer le cerveau. Pour la première fois depuis la mort de Batís, je m'échappais de mon isolement intérieur. Mes pieds me portèrent hors du phare. Un acte aussi simple que d'inspirer de l'air froid me régénérait de façon extraordinaire. Les bénéfices s'étendirent jusqu'à mes joues. Je n'avais pas besoin de les voir pour sentir qu'elles acquéraient un ton rosé. Il me fallut un bon moment pour me rendre compte qu'on m'observait.
Ils se tenaient à la lisière de la forêt, à nouveau. Six, sept, huit. Peut-être plus. Ils pouvaient profiter de l'occasion pour se jeter sur moi dans une course mortelle, mais ils ne le faisaient pas. Je m'en remettais à leur indulgence. Bien que Bâtis leur ait tiré dessus en pleine trêve, malgré notre perfidie, ils m'accordaient une dernière chance.
L'histoire du phare n'était pas celle d'un raisonnement parfait. On pourrait croire que je me dirigeai vers eux, heureux de pouvoir enfin mettre en pratique mes idées de négociateur. C'est vrai, oui. Aussi vrai que ce ne fut pas mon premier élan : je les vis, et mon sentiment fut l'espoir de récupérer le triangle. Je levai mes mains nues. Je me dirigeai vers le seuil de la forêt, sans hâte mais décidé ; le seul bruit au monde était celui de la neige que je foulais. J'étais prêt à déployer toutes mes capacités de mime.
Que pouvaient-ils penser ? La curiosité enrichissait leur regard. En eux, on apercevait quelque chose de cet intérêt si incisif de leurs enfants. Ils avaient le corps en alerte mais détendu. Certains regardaient mes yeux, d'autres mes mains. Je pouvais interpréter de mille façons chacun de leurs battements de paupières, et je pensai que la curiosité mutuelle pouvait être un grand antidote contre la violence.
Mais ce phare était le royaume de la peur. Imaginons un insecte pourvu d'un aiguillon qui pénètre dans notre oreille. Je fus ainsi conquis par le doute, la surprise et la douleur. Je commençai à me poser des questions, et les questions devinrent plus fortes que mes interlocuteurs : et s'ils luttaient pour autre chose que pour la possession d'un îlot océanique ? Après tout, pourquoi auraient-ils dû aimer cette terre stérile, sa végétation absurde, ses rochers anguleux ? Peut-être, peut-être seulement, ce qu'ils souhaitaient était-il un bien très supérieur : la même chose que ce que je désirais.
Je m'étais rendu compte que je n'étais plus le centre des attentions des citaucas. Je tournai la tête. Derrière moi, sur le balcon, apparaissait la silhouette d'Aneris. Les citaucas la regardaient elle, pas moi. Je pouvais respirer son anxiété. Elle s'accrochait à la rambarde des deux mains, impuissante devant les faits. Elle croyait peut-être que les liens qui m'unissaient à elle n'étaient pas assez solides, que j'allais la livrer aux citaucas. Elle se trompait, bien sûr.
La seule éventualité qu'ils exigent Aneris de moi annihilait ma volonté de poursuivre. Plus je m'approchais d'elle, plus il m'était difficile de continuer à avancer. Mes pieds commencèrent à devenir lents avant même que je ne leur en aie donné l'ordre. La neige cessa de faire du bruit. Le soleil planait au-dessus de nous, les nuages en faisaient un petit disque doré. J'étais très près de la forêt, très près d'eux. Une grosse racine émergeait et plongeait comme le corps d'un grand serpent. Une de mes bottes l'écrasait. Plus loin, quelques citaucas écrasaient cette même racine. Nous n'avions jamais été si proches. Mais ce fut tout.
Pendant un bon moment je restai planté là. Les citaucas attendaient. Qu'attendaient-ils ? Que je leur livre Aneris ? La seule chose qu'ils pouvaient vouloir de moi était la seule chose que je ne pouvais pas leur donner. Et quels que soient les conflits entre Aneris et eux, je ne pourrais jamais les résoudre. J'aurais aimé leur dire que même ma vie était négociable. Mais une vie sans Aneris, jamais. Je pourrais vivre sans amour et pour toujours, si nécessaire, mais je ne pourrais pas vivre sans Aneris. Qu'est-ce qui m'attendait une fois que je l'aurais perdue ? Une mort sans vie, une vie sans mort. Qu'est-ce qui est pire : un été qui glace ou un hiver qui brûle ? Et ainsi jusqu'à la fin des temps.