Elle m'avait fait voir ce que dissimulaient les lumières du phare ; elle m'avait fait voir que l'ennemi pouvait être tout sauf un animal. Qu'il ne peut jamais en être un, nulle part. Et peut-être là, sur l'île, moins que nulle part ailleurs. Sans elle, je n'aurais jamais su la vérité, et elle seule pouvait me l'enseigner. Mais tandis que je parcourais ce chemin vers la vérité, avec Aneris, il était inévitable que je me passionne pour Aneris, que je l'aime comme seuls les naufragés peuvent aimer la vie : désespérément. C'était pour cela que tout était si triste, parce que le phare me découvrait que savoir la vérité ne change pas la vie.
L'amour et la haine que j'éprouvais pour elle palpitaient avec une intensité aberrante. Si j'avais levé un doigt à ce moment, les éclairs seraient tombés sur nous et de tous les points de l'univers. Je ne levai pas le doigt, bien sûr ; simplement, je repartis.
Je considérai un détail insignifiant : mes pas sur la neige ne faisaient pas autant de bruit que quelques minutes plus tôt, quand je me dirigeais vers eux. C'était facile à comprendre. La neige était tassée ; mes pieds se mettaient exactement dans les mêmes trous que j'avais faits en avançant.
Je passai le reste de la journée à mettre de l'ordre dans la maison. La dispute avec Aneris l'avait mise sens dessus dessous. Je rangeai comme je le pus. Elle n'était pas là. Elle avait disparu peu après mon arrivée au phare. Elle reviendrait.
Avant la nuit, elle entra par la trappe, timide et peureuse. Si elle craignait une réaction violente, elle se trompait. Je l'ignorai. Pendant un bon moment, je fus occupé à des tâches à la scie et au marteau. Ensuite, je m'assis à la table que je venais de réparer. Je fumais et buvais du gin comme si j'avais été seul. Aneris s'était blottie derrière le poêle en fer. Je voyais la moitié de sa silhouette ; les pieds, les genoux, et les mains qui étreignaient ses jambes. Je passais parfois la moitié de ma tête et elle m'épiait.
Je finis une bouteille. Nous les rangions dans une grande malle reconvertie en cave, que nous avions à l'étage des projecteurs. Ils pouvaient revenir à la charge la nuit même, mais cela ne me dérangeait pas de me soûler. Cependant, au moment de m'engager dans l'escalier, je réfléchis plus attentivement. Je la sortis de sa cachette, la traînant par un pied. Je la fis lever, puis je l'allongeai d'une gifle, si forte que le lendemain j'en avais encore la paume rouge. Elle ne se releva pas, se recroquevillant et pleurant.
Mon Dieu, comme je la désirais. Mais cette nuit, la pire offense que je pouvais lui faire était de ne pas la toucher.
XVII
Je restai ivre trois jours et trois nuits. Peut-être davantage. L'alcool et le temps jouaient à cache-cache. L'ébriété ressemblait à un lieu où les événements tournaient en spirale. Et rien d'autre. Je buvais et vivais ainsi derrière le rideau, comme si la représentation ne devait jamais finir. Parfois, quand le soleil s'en allait, je tentais de défendre le balcon. Tout ce à quoi je parvenais était de m'endormir dans les vapeurs éthyliques. Le matin, j'avais les doigts d'un violet foncé. Un jour, le contact avec le fer de la gâchette faillit m'obliger à l'amputation de l'index. Je ne restais vivant que parce que les citaucas projetaient très soigneusement leur dernière attaque ; je ne vivais que grâce au respect acquis à coups de fusil. Quelle triste consolation.
Mais l'ébriété m'offrait plus d'avantages que d'inconvénients. Principalement la sensation que je désirais moins Aneris. Je l'habillai moi aussi, afin de m'épargner cette nudité éblouissante. Un pull en laine noire, rapiécé avec de grands morceaux de toile de sac. Les manches étaient plus longues que ses bras, et le vêtement la couvrait jusqu'aux chevilles. Quand elle était près de moi, parfois, je lui donnais des coups de pied sans quitter ma chaise.
Mais quelles prétentions infructueuses. Mes railleries n'affirmaient qu'un pouvoir faux, plus fragile que celui d'un empire défendu par des murailles de fumée ou des petits soldats de plomb. Quand j'étais trop ivre, ou pas assez, tous les artifices s'effondraient. Elle ne s'opposait pas à mes attaques. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Plus je feignais une domination absolue, plus mes misères transparaissaient. Chaque fois que je la possédais, cela confirmait que je vivais dans un pénitencier, avec des déserts en guise de barreaux. Pourvu que la seule concupiscence me guide. La plupart du temps, avant que rien ne fût consommé, des pleurs pathétiques m'interrompaient. Oui, ce furent plus de trois jours d'ivresse, beaucoup plus.
Le dernier de ces matins, Aneris eut l'audace de me réveiller. Elle tirait un de mes pieds de toutes ses forces, mais elle parvint tout juste à me faire ouvrir un œil. Sous la chair de mon nez s'était installée une douleur qui m'était maintenant familière, conséquence de mes excès avec le gin. Je respirais le sucre. Même à demi inconscient, je fus capable de faire un calcul : l'ignorer supposerait en moi moins d'incommodité que l'effort de la repousser. Mais elle insista, cette fois en me tirant les cheveux. La douleur se confondit avec la rage et je tentai de la frapper, encore aveugle. Elle m'esquivait avec de petits bruits de télégraphe excité. Je lançai une bouteille contre ses formes agitées, puis une autre. A la fin, elle s'enfuit par la trappe et je tombai dans une de ces somnolences si amères et si désagréables.
Je ne pouvais dormir ni me réveiller entièrement. Combien de temps perdis-je dans cet état diminué ? Mon cerveau était une place publique couverte de prophètes et de démagogues. Les idées claires se mêlaient à des futilités inimaginables, sans aucune hiérarchie, et je ne pouvais discerner les unes des autres. Peu à peu le raisonnement, élémentaire, s'imposa, selon lequel Aneris devait avoir des motifs très sérieux pour déranger un ivrogne si irascible.
L'aube pointait au balcon avec une timidité intelligente, comme si le soleil avait découvert l'île pour la première fois. Maintenant je pouvais les entendre, à l'intérieur du phare, en bas. Une cacophonie de sons qui gravissait l'escalier. La partie de moi qui résistait le plus était la bouche. Elle enchaînait des mots comme un moribond : fusil, cadenas, Bengale. Mais je ne fis rien. Je pouvais simplement regarder la trappe, soumis à une étrange hypnose.
Un bras ouvrit la trappe. Deux galons dorés sur un revers de manche. Ensuite apparut une casquette de capitaine portant les insignes de la République française. Puis des yeux qui n'avaient rien d'amical, aux idéaux intolérants, un nez long et charnu flanqué de deux pattes blondes, longues également. La bouche fumait un havane. L'individu entra sans prêter particulièrement attention à ma personne. Il était à l'intérieur de la pièce quand une bouteille qu'il portait dans la poche de son caban le fit taire. Il résolut la question en bramant :
— Technicien en signaux maritimes ! Peut-on savoir pourquoi vous ne répondez pas quand on vous appelle ? Que s'est-il passé sur cette foutue île ? Quelle a été la catastrophe ? Un tremblement de terre ? Je croyais que ce n'était pas une région sujette aux séismes.
Il portait une barbe de trois jours qui l'enlaidissait. La casaque bleutée avait été attaquée par une légion de rongeurs, comme s'il n'avait pas fait escale depuis des années dans un port pour remplacer ses vêtements. Dans l'ensemble, son aspect était celui d'un déserteur de la marine qui a opté pour la piraterie. L'équipage empestait le désinfectant de caserne et bien pis. C'étaient des marins des colonies, pour la plupart asiatiques ou métis. Chacun avait une peau différente, aucun uniforme régulier, et cela leur donnait un air de mercenaires. Ils ne comprendraient jamais la commotion que suscitait en moi leur simple présence. Cela faisait plus d'un an que je vivais isolé du monde ; mes sens s'étaient habitués à la répétition. Et soudain des douzaines de visages, de voix criardes, d'odeurs oubliées, m'inondaient. De leur propre initiative, ils se mirent à fouiller la pièce dans le but de la mettre à sac. Parmi eux il s'en détachait un, très jeune, d'origine indubitablement sémite, avec des cheveux bouclés noirs et des lunettes à monture métallique. Il s'abstenait de toute ambition. Ce n'était pas un marin et il était mieux habillé que les autres. Des vêtements de bureau, peu, voire pas du tout, adaptés à la vie maritime. Une chaînette qui disparaissait dans la poche de son gilet suggérait une montre cachée. Les autres présentaient ces traits que l'exercice constant de l'indiscipline imprime sur le visage. Le juif, en revanche, avait l'air doucereux de qui a lu trop de livres inconsistants. Il toussait beaucoup.