C'était un individu assez curieux, franc-maçon, astronome, bon traducteur de russe et très mauvais poète. Il se rendit compte dès le premier jour de mon caractère rebelle. Et il consacra subtilement tous ses efforts à m'empêcher de m'enrôler un jour dans l'armée républicaine. Par esprit de collaboration ? Non. C'était un patriote silencieux, et un homme pour qui la violence est une sorte de sacrilège civil.
Il refusa que je cherche du travail avant d'avoir achevé un programme d'études qu'il avait conçu lui-même. Parmi les exercices qu'il m'imposait, il y en avait de curieux et d'autres très curieux. Les compositions à sujet politique regorgeaient de titres tels que : « Bases de la stupidité humaine qui justifient le pouvoir politique des césars, des tsars, des kaisers et du parlementarisme britannique », « Donnez six raisons pour lesquelles les Belges ne méritent pas un État et six raisons pour lesquelles les Québécois en méritent un, et inversement » ou : « Comparez l'histoire de l'empire de Monomotapa et une châtaigne ». Mais il ne parlait jamais directement de l'Irlande.
Tous les devoirs n'étaient pas écrits, la majeure partie se composait de travaux pratiques solitaires. Il y en avait un, par exemple, qui consistait à m'asseoir au milieu d'un pré pendant six minutes et trente secondes exactement. Pendant ce laps de temps, mon seul travail était de noter toutes les formes de vie existant dans un petit rectangle, soigneusement délimité par des rubans et des fils. Au début, je ne voyais que de l'herbe, mais peu à peu apparaissait une incroyable gamme d'insectes grimpeurs, volants et souterrains. Tout vivait, le vent aussi, et tout manifestait une unité peu descriptible par des mots. Ceux de mon tuteur ce jour-là : « Six minutes et trente secondes se sont écoulées, imaginez la trente et unième seconde par écrit. » Titre de la composition : « Éléments contingents du rectangle observé. » Je n'étais jamais recalé, si je ne réussissais pas, il m'obligeait simplement à recommencer l'exercice. Ça oui, à l'infini s'il le fallait. Cette composition me coûta trois mois de travail. Je la recommençai inlassablement, jusqu'au moment où, un beau jour, je me bornai à écrire : « Le seul élément contingent du rectangle est le rectangle. »
Ensuite, les mauvaises herbes du rectangle. Je devais le nettoyer soigneusement. Il me demanda d'isoler les mauvaises herbes des plantes bienfaisantes. Comme je n'en connaissais aucune, j'étais dans l'obligation de le consulter avant de les arracher. « Ce n'est pas une mauvaise herbe, disait-il de certaines, on peut mettre les feuilles à bouillir et faire des infusions. Celle-là non plus disait-il à propos d'autres, ce sont des asperges sauvages, donc comestibles, qui plus est délicieuses. Celle-là non plus, comment pourrait-ce être une mauvaise herbe, puisqu'elle donne des fleurs magnifiques en mai ? »
A la fin, il ne restait qu'une plante. Elle n'avait aucune utilité, elle ne recelait aucun secret. Des feuilles sombres, pointues et toxiques, une tige dure et laide. Il soupira : « D'accord, c'est une très mauvaise plante, mais si on l'arrache quel sens auraient les autres ? — Aucun, dis-je. — Alors à quelles conclusions parvenons-nous ? — Au fait que les mauvaises herbes n'existent pas. — Considérez l'exercice comme réussi. »
Autre exemple de devoir : suivre un individu quelconque, choisi par l'élève, pendant plusieurs jours, et noter chaque mot, avis, posture, attitude, relation, etc. Avec une malice enfantine, je le choisis, lui, il ne protesta pas, et finit par exiger de moi que je fasse une évaluation critique de l'individu. Je lui dis que quand on connaissait profondément quelqu'un il était impossible d'en être juge. « Considérez que vous avez satisfait à l'exercice », fut sa réponse.
Tout ce qu'il m'apprit, c'est que dans ce monde il y a deux attitudes : opter pour la vie et opter pour la mort. Un homme pouvait être le plus humble des charbonniers, et choisir la vie ; un autre pouvait être le plus célèbre lettré de sa patrie et de son époque et choisir la voie de la mort. Peu importait. Je me rappelle qu'il mourut trois jours après ma majorité. Il me dit adieu sur son lit de mort, avec le flegme de quelqu'un qui se retire d'une affaire florissante. Il me parlait de la maladie qui le consumait comme un critique commente les œuvres d'art d'autrui.
— Parlez-moi un peu de vos projets d'avenir, mon ami, conclut-il.
— Comment pouvez-vous me parler de ça alors que vous êtes mourant ? lui reprochai-je, pleurant à chaudes larmes.
— Et vous, qu'est-ce qui vous fait supposer que les gens comme moi meurent ? m'asséna-t-il.
D'une certaine façon, les efforts de cet homme furent doublement inutiles. Toutes les lectures qu'il me faisait associer aux exercices, qui avaient pour finalité de me protéger de la rudesse du monde, ajoutèrent de la sensibilité à une peau intrinsèquement trop fine. Ce ne fut pas sa faute. Grâce à lui, je n'étais plus le jeune homme sorti de Blacktorne. Mais l'Irlande restait la même, un facteur hors de sa portée. A quoi cela sert-il que le plus lucide des hommes désigne le soleil la nuit ? Sa pédagogie allait en sens contraire de la réalité. J'embrassai donc la cause républicaine avec tout l'amour que Tom avait laissé vacant.
Le mouvement républicain avait trop de bras et pas assez de cerveaux. Si jeune que je fusse, j'avais fait des études, et je possédais également une extravagante culture humaniste. La direction préféra que je me consacre à la logistique plutôt qu'au combat direct. J'ai toujours cru que les destins les plus dramatiques sont écrits par l'ironie : le technicien en logistique maritime de Blacktorne, TLM first class, devint un technicien en logistique subversif, un tls pas mauvais du tout, en fait. Je ne tardai pas à entrer dans le monde de la clandestinité. Les années suivantes, les Anglais offrirent une récompense pour toute piste permettant ma capture. Ils m'estimèrent d'abord à dix livres. Puis, ce furent quinze. Ensuite, trente-cinq livres et quinze shillings exactement — la méticulosité comptable des Anglais peut être très sophistiquée — et enfin quarante-cinq. Dommage. Je n'accédai jamais au club restreint des chefs qui valaient plus de cinquante livres. Je suppose que je ne le méritais pas. Je n'étais ni un idéologue ni un général. Seulement un lien, à mi-chemin entre les combattants éparpillés à travers le pays. Mais à ce stade ma position était très dangereuse. Nous fuyions parfois les fermes une minute avant l'arrivée des Anglais, par la fenêtre de la grange et à toute vitesse. Un soir, ils nous tirèrent dessus alors que nous nous perdions déjà à l'horizon. Ils nous poursuivirent toute la nuit. Bénis soient les ancêtres de la vieille Irlande, qui construisirent un jour les murs en pierre qui émaillent son paysage : je me réfugiai derrière l'un d'eux et me perdis dans ses labyrinthes. Cela prouve que dans les guerres s'affrontent les forces du présent et celles du passé.
En bons Irlandais, après chaque échec, nous nous consacrions à préparer, avec enthousiasme, l'échec suivant. Ce fut pourtant cette constance de fourmis qui finit par couper le souffle à l'ennemi. Il y eut un jour heureux. Un jour où, en me promenant à Dublin, je compris que je ne portais plus la tenue de camouflage, mais que j'étais simplement habillé en civil. La différence ne tenait pas aux vêtements, la différence était que je n'avais plus peur. Les Anglais se retiraient.
J'ai dit qu'il y eut un jour heureux et un seul. Un monde désolant m'apparut très vite. Nos dirigeants gouvernaient avec un despotisme similaire à celui des Anglais. Ces révélations n'éclatent pas brutalement, nous refusons de les accepter et elles s'imposent lentement. Mais, en définitive, quelle différence y avait-il entre le palais de Buckingham et les réunions du nouveau gouvernement ? Ils exerçaient le pouvoir selon des critères aussi pratiques, despotiques et inhumains que ceux de n'importe quel général anglais. Ils ne faisaient que maintenir l'ordre qu'ils avaient tant repoussé. Pour eux, l'Irlande n'était pas une fin en soi, c'était l'argument pour accéder au gouvernement. Mais, là, nous nous trouvions devant une sérieuse contradiction : Tom, le sacrifice de Tom, de tous les Tom.