Le festin fut, comme il se devait, long et solennel, mais pas trop ennuyeux pour Aldo grâce à Croisset qui, assis entre deux des fils du maharadjah, entretenait avec eux une alerte conversation en français dont Morosini prenait volontiers sa part. Mais les meilleures choses ont une fin et, après que les dames se furent retirées, les hommes quittèrent les tables pour sacrifier à la tradition du café tout en admirant le feu d’artifice qui allait embraser le parc.
Le maharadjah s’approcha alors de ses hôtes français pour recevoir leurs félicitations et s’offrir le plaisir de parler leur langue un instant mais, soudain, une voix trop connue d’Aldo se fit entendre, en français, elle aussi :
— Je ne comprends pas, disait-elle, comment mon frère Jagad Jit a pu convier à une si grande fête un homme sans honneur…
L’aimable visage du prince se ferma :
— Ce que je comprends mal, moi, c’est que sous mon toit tu oses porter une aussi grave accusation. Aussi je te prie de t’éloigner. Je n’en entendrai pas davantage.
— Avec votre permission, Monseigneur, je veux moi en savoir un peu plus. De quoi suis-je accusé ?
— De m’avoir volé. Cet homme est venu chez moi apporter un joyau dont j’avais, en Europe, payé la moitié. Je l’ai reçu comme un frère et cependant, en partant, il a emporté l’inestimable perle que j’avais acquise. Il est peut-être prince mais ce n’est qu’un marchand indélicat et…
Il n’acheva pas la phrase : la gifle retentissante que lui appliqua l’accusé lui coupa la parole et même, un instant, le souffle.
— Vous en avez menti et vous allez m’en rendre compte sur l’heure ! Monseigneur, ajouta-t-il à l’attention de son hôte, j’ai horreur de troubler l’éclat d’une si belle fête et d’une si noble maison mais, après avoir tenté de m’assassiner, cet homme m’a insulté et je suis en droit de demander réparation… par les armes !
— Le ridicule duel occidental, où l’on s’égratigne avec des épées juste bonnes pour des femmes, n’existe pas chez nous, grinça Alwar. Et cet homme le sait bien ! C’est moi, au contraire, qui viens d’être souillé par sa main impure, moi qui suis Raj Rishi ! Et j’exige qu’on le chasse… après avoir fouillé son appartement bien sûr. Je suis certain qu’on y trouvera ma perle.
Aldo allait répliquer mais le maharadjah de Kapurthala s’interposait avec une froide autorité, après s’être assuré d’un coup d’œil que l’altercation était presque passée inaperçue de ses invités captivés par la féerie du parc embrasé :
— On ne fera rien de tout cela ! Vous êtes dans ma maison et dans mes États, où les lois de l’hospitalité vous protègent mais aussi vous contraignent l’un et l’autre. Pas de duel… et pas de fouille offensante !
— … et bien inutile ! fit Morosini. La perle est bien chez moi : ce misérable personnage me l’a rendue en disant qu’il n’en voulait plus et en redemandant la somme déjà versée. Ce que j’ai fait. Et cela, je le jure sur la mémoire de mes ancêtres et l’honneur de mon nom !
— J’apporte aussi mon témoignage, si Votre Altesse en exprime le désir, ajouta Adalbert. Il est bien dommage que le Vice-Roi soit reparti et, avec lui, le général Hackett et le major Hopkins ! Ils pourraient dire comment le prince Morosini a réussi, grâce à eux, à quitter Alwar autrement que dans un cercueil !
Un léger sourire reparut sur les lèvres du maharadjah :
— Soyez sans crainte, cher ami ! Je suis moins ignorant que le seigneur d’Alwar l’imagine. Lord Willingdon m’a appris certaines choses. À présent faites-moi tous la grâce de revenir à cette fête !
Aldo s’inclina mais Alwar, furieux, quitta la terrasse sans ajouter un mot… Adalbert le regarda disparaître avec la souple rapidité d’un fauve dans la jungle dorée qui les entourait. Il ne remarqua pas un homme habillé aux couleurs du maharadjah de Patiala, barbu et basané, dont les paupières bistre dissimulaient à demi des yeux bleu clair et qui s’esquiva discrètement sur ses traces…
— Que crois-tu qu’il va faire ? demanda-t-il un moment plus tard à son ami tandis que, la soirée terminée, ils regagnaient leur appartement. Rentrer chez lui ?
— Non, je ne pense pas. Pas avant, du moins, la date fixée pour son départ, c’est-à-dire dans quarante-huit heures. N’oublie pas que demain est le grand jour, celui du jubilé, où notre prince va recevoir l’hommage de son peuple et celui de ses pairs. Alwar ne peut s’en aller sans perdre la face.
— Tant pis ! Son attaque de ce soir ne manquait pas d’audace. Je me demande ce qu’il nous réserve encore ?
— Qui vivra verra ! fit Aldo avec un haussement d’épaules résigné. L’important est que Lisa soit à l’abri de ses coups tordus !
Une surprise les attendait : Amu, qui avait l’habitude de dormir sur le tapis du salon à la porte d’Aldo, était étendu de tout son long dans l’ouverture de cette porte, si magistralement assommé que l’on eut du mal à le ranimer. Ce qui s’était passé était évident : il avait voulu défendre l’accès à la chambre de son maître où tout était retourné. Celui qui avait fait cela pouvait être satisfait : la « Régente » avait disparu…
Ce que le brave garçon put dire, une fois revenu à la conscience, n’éclaira guère la situation : alors qu’il préparait la couverture du lit, il avait entendu du bruit dans le salon et naturellement était allé voir, et c’est en y pénétrant qu’il avait reçu sur la nuque un choc violent. Autrement dit, il n’avait rien vu. Quant à l’examen des lieux, il n’apprit pas grand-chose aux deux hommes : l’agresseur n’avait pas eu la courtoisie d’abandonner sur place un bouton, un bout de turban, une boîte d’allumettes ou un mégot de cigare, comme cela se fait dans les bons romans policiers. En outre il n’avait emporté que la perle.
— Si tu veux mon avis, on n’a pas besoin d’indices, soupira Adalbert en se laissant choir dans un fauteuil pour se verser un verre de whisky. Le vol est signé : le cher Alwar a envoyé un ou plusieurs de ses sbires pour récupérer la perle, un point c’est tout !
— Une chose m’étonne : depuis que nous sommes ici, nous avons à notre service une nuée de domestiques, tous spécialisés à l’extrême. Veux-tu me dire, en ce cas, pourquoi Amu se trouvait seul pour faire face au voleur ?
— Pour deux raisons : d’abord l’homme portait sans doute la livrée du palais et il a dû profiter du moment où tout le monde admirait le feu d’artifice. Les hindous en sont friands et c’est en outre l’une des manifestations de la vie mondaine à laquelle les serviteurs peuvent prendre part à égalité avec leurs maîtres : il suffit pour cela d’avoir des yeux.
— D’accord, mais ils pourraient être revenus ? Les fusées sont éteintes depuis un moment déjà.
— Il est tard et leurs journées sont longues. De plus, tu oublies qu’Amu jouait volontiers les chiens de garde. En tout cas, le coup n’est pas si mal agencé : tu as déclaré hautement avoir repris la « Régente » et si, ce soir, tu vas dire à Jagad Jit Singh qu’on te l’a volée, il pourrait penser, si Alwar revenait à la charge, que tu as choisi un moyen tout simple d’éviter son arbitrage : tu n’as plus la perle, donc il n’est plus possible de la rendre à cette sombre brute.