Morosini regarda son visiteur avec une stupeur amusée :
— Seriez-vous un confrère caché sous l’apparence policière ?
— Non, je ne vous viens pas à la cheville mais j’avoue que j’ai toujours été passionné par l’histoire des pierres précieuses et la beauté desdites pierres. Quand le maharadjah de Kapurthala vient en France, ou n’importe quel autre de ses pairs, je m’arrange pour assurer plus ou moins sa protection. Pour le plaisir ! Cela me vaut, de temps en temps, des entretiens agréables.
Aldo voulait bien le croire. Les princes devaient trouver reposant de se confier à cet homme élégant et courtois qui devait les changer singulièrement de la moyenne des policiers rencontrés au cours de leurs voyages.
Cependant Langlois se levait :
— Je vais vous rendre votre liberté… provisoirement ! Non, ne vous inquiétez pas, c’est de l’égoïsme à l’état pur. J’aurais plaisir à bavarder encore avec vous. Vous ne comptiez pas rentrer à Venise dans l’immédiat ?
— Il faudra tout de même que j’y songe ! Il arrive que mes affaires aient besoin de moi… sans parler de ma femme !
— Elle est la fille de Moritz Kledermann, n’est-ce pas ?
— En effet. Vous connaissez mon beau-père ?
— Je n’ai pas cet honneur mais on ne peut s’intéresser au monde des joyaux sans avoir entendu parler de l’un des plus grands collectionneurs européens. En tout cas rassurez-vous ! J’espère bien ne pas vous retenir plus longtemps qu’il ne faut. Cette histoire est désagréable et malheureusement vous y êtes mêlé. Je sais aussi qu’en certains cas vous ne voyez pas d’inconvénient à aider la police.
— Qui diable a pu vous dire une chose pareille ?
Le commissaire eut à nouveau son curieux sourire en coin, prit la main de Morosini et la serra. Une poignée de mains comme celui-ci les aimait, solide et ferme.
— Le chef-superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, est de mes amis… Nous avons parfois collaboré et il lui est arrivé de me parler de vous.
Après le départ du commissaire, Aldo s’accorda un instant de solitude en compagnie d’une cigarette avant de rejoindre Vauxbrun. Il n’y avait pas à se tromper sur le sens exact des paroles du policier : il lui était bel et bien enjoint de ne pas quitter Paris et s’il était une chose dont il avait horreur c’était de se voir assigné à résidence. Combien de temps cela allait-il durer ? Il n’était certes pas inquiet pour ses affaires : Guy Buteau, qui avait été son précepteur avant de devenir son fondé de pouvoir(3), était très capable de les mener sans lui pendant un certain temps et, depuis l’admirable invention de Graham Bell, converser sur longue distance était devenu possible. À condition, évidemment, de savoir se montrer patient. Mais il y avait Lisa dont il détestait être séparé plus de trois ou quatre jours et il savait qu’il en était de même pour elle. L’idée qu’elle pouvait rentrer sans qu’il soit là pour l’accueillir lui était insupportable. Conclusion : il fallait se tirer de ce mauvais pas le plus vite possible !
Mais comment ? Remettre la perle à Langlois en lui donnant le fin mot de l’histoire ? Masha ne serait pas d’accord. Héritière normale avec le reste de la tribu de l’enfant prodigue, elle la lui avait confiée, à lui Morosini, en lui disant de la vendre et de s’en servir pour faire le bien, mais cela allait durer combien de temps ? Aldo se voyait mal organiser subitement une vente à l’hôtel Drouot ou à Galliera sans que la police bouge une oreille…
Sa cigarette finie, il retourna vers Gilles en se demandant s’il l’avait attendu mais il était bien là, rêvassant, les yeux mi-clos, un demi-sourire aux lèvres au-dessus de son verre de chablis. Il ouvrit un œil quand Morosini se rassit en face de lui :
— Je commençais à me demander si on t’avait mis les menottes ou pas.
— À voir ta mine béate ça m’étonnerait ! Tu ne pensais sûrement pas à moi. Et tu devrais, parce que je suis dans le pétrin.
— Raconte !
Aldo fit un bref résumé de son entretien avec le commissaire en terminant son exposé par un « qu’est-ce que tu ferais à ma place ? »
— Je ne sais pas. Le plus petit bon sens voudrait que tu coures après Langlois pour lui remettre la damnée perle mais tel que je te connais je ne te vois pas rentrer bourgeoisement chez toi sans savoir qui a tué ce pauvre bougre et sans la certitude que ses assassins sont en cabane. En outre, en ce qui me concerne, je te défends de faire la moindre peine à quelque Vassilievich que ce soit et à la sœur de Varvara moins qu’à tout autre…
— C’est ce qui s’appelle un conseil judicieux ! grogna Morosini. Si c’est tout ce que tu as trouvé, merci beaucoup ! Je suppose que tu vas là-bas ? ajouta-t-il en voyant Vauxbrun vider son verre et se lever.
— Tu supposes juste ! Et tu devrais venir avec moi… ne fût-ce que pour entendre Masha chanter « Les deux guitares ». Un moment de pur bonheur !
— Non merci ! Mieux vaut qu’on ne me voie pas trop au Schéhérazade. Ce bon commissaire est très capable de me faire surveiller. Dis à Masha ce qu’il en est et tu me donneras sa réponse… Mais je la connais d’avance : elle n’acceptera jamais que le joyau qui a coûté la vie à son petit frère soit remis à la police ! Question d’éthique !
Vauxbrun envolé vers ses amours, Aldo rejoignit le bar de la rue Cambon, celui des deux bars du Ritz qu’il préférait. Franck, le chef barman qui était la mémoire du Tout-Paris et de divers autres lieux l’accueillit avec le sourire respectueux et un rien complice qu’il réservait à ses meilleurs clients :
— Une fine à l’eau comme d’habitude, Excellence ?
— Non, Franck ! Sans eau et dans un grand verre !
Au lieu de s’asseoir à une table, Morosini s’était installé sur l’un des hauts tabourets proches du comptoir d’acajou et y plantait ses deux coudes en homme qui a l’intention de rester là un moment. Le sourcil subtilement surpris avec une nuance désapprobatrice, Franck ne se précipita pas sur ses bouteilles.
— Hum ! Monsieur le Prince pense qu’il a besoin de quelque chose d’efficace ?
— C’est exactement cela ! Pas d’eau !
— Pourquoi pas un cocktail en ce cas ? Un Corpse Reviver par exemple ?
Aldo se mit à rire :
— Je sais que vous êtes le roi du cocktail des deux continents, Franck(4), mais pensez-vous vraiment que j’aie besoin de réanimation ?
— Pour savoir ce qui convient à un certain degré de soucis, il faut essayer.
— Et il y a quoi dedans ?
— Dans le Corpse Reviver n° 1, il y a un tiers de calvados, un tiers de brandy et un tiers de vermouth italien.
— S’il y a un numéro un, il y a au moins un numéro deux ?
— C’est mathématique. Celui-là est à base de Pernod avec un peu de jus de citron et du champagne…
— Bigre !
— … mais il me semble que le n° 1 conviendrait mieux. L’autre soir, le prince Youssoupoff est venu passer un moment ici. Un peu de désenchantement je pense… Il a beaucoup aimé mon n° 1. Il se sentait mieux en repartant.
— Il en avait bu combien ?
— Trois ou quatre… peut-être cinq, répondit Franck la mine doucement rêveuse.
— Peste ! Il fallait qu’il ait de gros soucis ?
— Votre Excellence n’a pas lu les journaux ces jours derniers ?
— Pas vraiment, non.
Le barman plongea derrière son comptoir, en tira une poignée de journaux, en choisit un qu’il tendit à Morosini après y avoir jeté un coup d’œil.
— Ah voilà ! La fille de Raspoutine qui vit chez nous depuis un moment veut lui intenter un procès en cour d’assises pour avoir assassiné son père. Il y a là une photo et elle n’est pas vraiment sympathique !