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Pour l’instant et sous l’œil intéressé d’Aldo, cet honnête visage prenait d’assez jolis tons de brique mais là où il en était de son récit, il lui fallait donner quelques explications :

— Il faut te dire que tout ce que j’ai pu récolter au cours de ma déjà longue carrière ne se trouve pas dans mon appartement. J’ai acheté il y a… disons une dizaine d’années, une vieille maison à Saint-Cloud… avec une très jolie vue sur la Seine ma foi !

— Es-tu en train d’essayer de me dire que tu possèdes ce que les tire-laine et autres cambrioleurs appellent une planque ?

— Oh ! Toujours les grands mots ! Tu es bien italien, toi ! Excessif en tout !

— Un, je ne suis pas italien mais vénitien et deux, j’aime appeler les choses par leur nom.

— Eh bien, justement ce n’est pas le nom. Je dirais plutôt… un petit musée privé où j’aimais aller de temps en temps, soupira Adalbert. Or il a été soigneusement vidé !… Dis-moi qu’est-ce que nous faisons arrêtés au bord de ce trottoir sous des arbres dont les feuilles commencent seulement à pousser ? On ne pourrait pas aller à la maison ? Théobald a dû préparer à déjeuner. Au fait, que faisais-tu rue du Mont-Thabor ?

— J’allais déjeuner à la Maisonnette russe…

— Je déteste la cuisine russe ! À l’exception du caviar. Tu aimes ça, toi ?

— Le caviar, oui, mais j’avais besoin d’y aller. Je t’expliquerai tout à l’heure. Finissons-en avec ton histoire ! Que faisais-tu toi-même dans cette rue ?

— J’allais acheter des cravates quand j’ai aperçu mon bonhomme. Il faut te dire qu’il a disparu sans laisser d’adresse de son logement de la rue Jacob. Quand je l’ai aperçu, mon sang n’a fait qu’un tour. Tu connais la suite.

— C’est idiot ! Tu aurais mieux fait de le suivre afin de voir où il allait. Cela m’étonnerait beaucoup qu’il obéisse à ton ordre de te restituer ton bazar. Tu aurais dû prévenir la police !

— Sans doute, sans doute, fit Adalbert d’un air détaché, mais je suis persuadé que mon bazar, comme tu dis, est déjà loin et je n’ai aucune preuve que La Tronchère y soit pour quelque chose !

— Une dernière question : comment se fait-il que tu ne m’aies jamais parlé de ton « jardin secret » et que lui soit au courant ? Tu l’y as emmené ?

— Tu rêves ? Je ne suis pas fou ! Il a dû me suivre un jour ou l’autre.

— Il est vrai que vouloir passer inaperçu avec un engin comme celui-ci relève de l’inconscience pour ne pas dire plus ! ricana Morosini en remettant en marche le moteur, qui se mit à pétarader joyeusement, faisant envoler les pigeons.

— Quand l’âme est pure, on n’a pas besoin de passer inaperçu ! fit vertueusement Adalbert. Accordons-nous à présent un instant de beauté parfaite ! Comment va Lisa ?

Vingt minutes plus tard, les deux hommes s’attablaient devant un admirable pâté de Houdan que leur servit un Théobald frémissant de joie devant cette soudaine reconstitution de ce qu’il appelait le « tandem ». Depuis les fiançailles avortées de son maître avec miss Dawson, le pauvre garçon craignait comme le feu de voir l’intruse refaire surface et reprendre son ancien empire sur Adalbert. Celui-ci avait beau dire qu’il n’aurait jamais rien à faire avec une voleuse doublée d’une aventurière, Théobald n’était vraiment tranquille que lorsque Morosini s’inscrivait dans son paysage quotidien ou quand Vidal-Pellicorne allait à Venise. Naturellement, tout en faisant son travail – le pâté fut suivi de coquilles Saint-Jacques au champagne absolument sublimes ! –, il ne perdit pas un mot du récit que fit le prince-antiquaire de son aventure montmartroise. L’aide qu’il pouvait apporter dans des circonstances difficiles était si précieuse, sa fidélité si absolue, que personne n’eût songé à lui cacher quoi que ce soit.

— Dans un sens, conclut Morosini, tu m’as rendu service avec la séance de sauve-qui-peut que nous venons de vivre. J’avais l’impression d’être suivi depuis ma sortie du Ritz.

— Où tu ne vas pas rester une minute de plus ! s’écria Adalbert. Si le commissaire Langlois te fait suivre, il ne viendra pas te chercher ici. Quand il aura fini la vaisselle, on va envoyer Théobald chercher tes valises à l’hôtel. Il passera par la rue Cambon, se fera aussi discret que possible, et tu sais qu’il ouvre admirablement les portes ? C’est moi qui le lui ai appris !

— Mon Dieu, la bonne idée ! La prochaine fois que je descends au Ritz, on me fait arrêter pour grivèlerie ? Merci bien !

— Tu lui confieras une enveloppe avec de l’argent et une lettre qu’il laissera sur la cheminée.

— C’est que… il n’y a pas que mes bagages.

— Tu as laissé la perle au coffre de l’hôtel ?

— Non. Justement elle est dans ma chambre.

— Eh bien, tu n’auras qu’à lui dire où elle est. Tu peux lui faire confiance, tu sais ?

— Voilà une phrase de trop ! Je connais Théobald. Et son jumeau aussi. Au fait, il va bien Romuald ?

— Il ne va pas, il clopine : un coup de bêche sur le pied en faisant son jardin.

Une heure plus tard, chapeau melon et pardessus noir, l’allure parfaite du serviteur de grande maison, Théobald pénétrait au Ritz par l’entrée de la rue Cambon, gagnait sans encombre le second étage et arrivait devant la porte du 207 que, grâce à un passe-partout qu’il maniait avec la dextérité d’un professionnel, il ouvrit sans la moindre difficulté. Mais apparemment, quelqu’un l’avait précédé et pas pour le bien de l’élégant appartement : tout y était sens dessus dessous et, si rien n’était brisé en apparence, il n’y avait pas un tiroir qui ne fût retourné, un coussin à sa place, un meuble vidé jusqu’aux tréfonds.

Un instant, mais sans paraître autrement ému, Théobald contempla le désastre. Puis son regard se leva vers le lustre à cristaux taillés où, après un examen attentif il crut discerner un renflement le long de la colonne habillée de tronçons de verre aux formes diverses. Poussant un soupir résigné il ôta son manteau, son chapeau et son veston, garda ses gants, puis s’attaqua à une armoire marquetée qui se trouvait contre un mur, l’amena sous le lustre, poussa à côté la table à écrire sur laquelle il monta avant d’escalader l’armoire elle-même (une manœuvre que lui avait indiquée Morosini en personne). Arrivé là-haut, il découvrit sans peine le petit paquet de papier cristal qui enveloppait le joyau et que de minces bandes de papier collant maintenaient entre deux manchons. Du sol, à moins d’être au courant, la cachette était invisible et Théobald apprécia en connaisseur mais sans perdre de temps en admiration stérile. Il détacha le petit paquet, qu’il mit dans sa poche, descendit de son perchoir, remit les meubles en place puis entreprit de rassembler les vêtements et objets personnels d’Aldo, de les ranger dans une valise, s’occupa ensuite de la salle de bains et du nécessaire de toilette, remit de l’ordre dans la sienne, reprit manteau et chapeau puis quitta la chambre comme si de rien n’était en prenant soin de refermer derrière lui, non sans avoir hésité un instant sur ce qu’il convenait de faire de l’enveloppe que lui avait remise Aldo en conseillant de la laisser bien en vue sur le bureau. La pagaille qui régnait dans la pièce n’incitait pas à y abandonner quoi que ce soit.

Parvenu dans le hall, il alla droit à la réception, remit le pli cacheté au portier en disant :