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Aldo raccrocha avec tant d’énergie que le téléphone faillit rendre l’âme. Il était furieux. Pas parce que Lisa s’offrait quelques jours de villégiature en compagnie de Mozart – encore qu’il n’aimât guère les Colloredo, auxquels il reprochait d’en faire un peu trop pour un génie de la musique à qui leur ancêtre avait fait mener une vie impossible ! – mais elle aurait pu l’en avertir au lieu de laisser à l’insupportable Joachim la délectation de le lui annoncer.

— Tu lui en veux ? dit Adalbert qui venait d’entrer porteur d’une pile de livres qu’il déposa sur le bureau.

— À qui ?

— À mon téléphone. Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu le malmènes ?

— Il m’a mis en communication avec cet imbécile de Joachim. Lisa, sa grand-mère et les jumeaux sont à Salzbourg, chez les Colloredo et ce pompeux crétin m’en a fait tout un plat parce que sont des princes médiatisés…

— Alors que tu n’es, toi, qu’un pauvre petit prince vénitien pas médiatisé du tout et boutiquier par-dessus le marché… Tiens ! On vient d’apporter pour toi ce poulet – et il pécha sur le tas de livres une longue et étroite enveloppe bleutée ! Une dame sans doute : il sent diablement bon !

Il embaumait, en effet, et le nez d’Aldo identifia celle qui lui écrivait avant même d’avoir jeté un œil sur la signature.

— La comtesse Abrasimoff ! commenta-t-il à mi-voix. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Ou plutôt la tienne ?

— D’où la connais-tu ?

— Je l’ai rencontrée cet après-midi chez Youssoupoff.

— C’est simple : il la lui a donnée.

— Alors il est voyant parce que je ne me souviens pas de la lui avoir confiée. Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Il n’a aucune envie de nous revoir moi et la « Régente ».

— Alors c’est elle qui est voyante… Que te veut-elle, si je ne suis pas indiscret ?

— Elle m’invite à prendre le thé demain parce qu’elle déplore la trop grande brièveté de notre entrevue de tout à l’heure. Elle dit aussi qu’elle me connaît de réputation et qu’elle a grand besoin de conseils…

— C’est vague. Que vas-tu répondre ?

Aldo replia la lettre et la mit dans sa poche :

— Il n’y a pas de réponse. Apparemment cette belle dame ne doute pas de mon acceptation. Elle m’attend, un point c’est tout.

— Ah, ah !… Et elle est belle ?

— Insolemment. Elle doit être géorgienne, circassienne ou quelque chose comme ça…

— Et bien sûr, tu vas y aller ?

— Tu n’irais pas, toi ? Ne fût-ce que par curiosité ?

Adalbert haussa les épaules et entreprit de ranger ses bouquins dans la bibliothèque :

— Poser la question, c’est y répondre…

CHAPITRE IV

UN SOUPER CHEZ MAXIM’S

La belle Circassienne – en fait c’en était une ! – habitait près du Trocadéro(6) dans une rue tranquille, un petit appartement au troisième étage d’un immeuble haussmannien pourvu d’un ascenseur aux vitres gravées et d’escaliers réchauffés d’un chemin de tapis rouge sombre fixé aux creux des marches par des tringles de cuivre brillant. La porte en fut ouverte devant Aldo par une créature hybride qui aurait pu être la fille de Gengis Khan et de Bécassine. Il vit une figure lunaire, enserrée dans un châle de soie noire agrafé d’une épingle d’or sous le menton. Un petit nez rond y voisinait avec de cruels yeux mongols, noirs comme des pépins de pomme. Quant à la bouche elle semblait inexistante, on ne s’apercevait de sa présence que lorsque la femme parlait : une simple fente dans une boule de suif. Et qui ne s’ouvrait pas souvent.

— Je suis le prince Morosini, annonça Aldo.

— Madame la Comtesse attend Monsieur le Prince…

Elle l’introduisit dans un salon dont la banalité le surprit : un ensemble de chaises et de fauteuils couverts de soie bouton d’or entourant un canapé du même Louis XVI de grand magasin, des rideaux de velours assortis, une copie de tapis persan, un lustre à cristaux que l’on retrouvait sous forme de chandeliers de chaque côté de la cheminée sur laquelle trônait une pendule en marbre blanc. Deux tableaux de paysages sans intérêt aux murs et, tout de même, sur un guéridon, un grand vase de cristal contenant des roses à longues tiges d’un beau pourpre foncé.

C’était la seule note vivante dans cette pièce où rien n’indiquait la présence d’une jeune et jolie femme. Et encore ! Dans les salons de n’importe quel palace on en aurait trouvé autant. Il pensa que la belle Tania avait dû louer cet appartement meublé. Mais, quand elle apparut le décor sembla s’éclairer par la magie de son extrême beauté.

Comme la veille elle était vêtue de noir – Aldo devait découvrir qu’elle ne portait jamais de couleurs –, ce qui était une gageure pour une brune aussi profonde mais l’éclat de ses yeux bleus, son teint de camélia, diffusaient leur propre lumière. Elle portait une robe en crêpe de Chine qui devait venir de chez Jean Patou. Grâce à Lisa, qui faisait autorité en la matière bien qu’elle s’habillât de préférence chez Jeanne Lanvin, Aldo connaissait les caractéristiques de presque tous les couturiers parisiens. Le drapé d’une robe en apparence simple, était pour lui révélateur mais il s’intéressa aussi à la broche de saphirs clairs et de diamants qui semblait fixer ce drapé à l’épaule. Cependant, la jeune femme s’avançait vivement vers lui les mains tendues :

— Félix ne nous a même pas laissé le temps de faire connaissance ! dit-elle avec un éclatant sourire. Pourtant, vous êtes peut-être l’homme au monde que je souhaite le plus rencontrer !

Il prit les mains offertes, en baisa une et rendit sourire pour sourire :

— Puis-je savoir ce qui me vaut une attention aussi flatteuse ?

— La modestie ne vous va pas, mon cher prince ! Comme si vous ne saviez pas que pour un grand nombre de femmes, en Europe et aussi ailleurs sans doute, vous représentez toutes les fulgurances des plus beaux diamants, des rubis rares, des émeraudes les plus sublimes, tous ces joyaux qui ont paré des souveraines ou des empereurs. Vous appartenez un peu aux Mille et Une Nuits !

— Je vous jure que je ne possède ni lampe merveilleuse ni tapis magique et, pour celles qui aiment les parures exceptionnelles, un joaillier comme Chaumet ou Boucheron est infiniment plus passionnant que moi. Seuls les joyaux historiques m’attirent…

— Et collectionneur ! Cela se sait aussi. Mais, je vous en prie, asseyez-vous et causons !… Ou plutôt, allons prendre le thé ! Je crois qu’il nous attend…

Dans une salle à manger aussi banale que le salon, le décor n’était réchauffé que par le samovar placé au centre d’une table garnie de pâtisseries et des ingrédients nécessaires à un thé à la russe. La fille de Gengis Khan était là elle aussi mais elle s’esquiva sur un signe de sa maîtresse… Après avoir goûté le thé servi par de fines et expertes mains blanches ornées d’un seul diamant, Morosini demanda :

— Comment avez-vous eu mon adresse actuelle ? Ce n’est pas à cet endroit que j’habite en général lorsque je viens à Paris.

Par-dessus le bord de la tasse elle leva sur lui un regard plein d’innocence :

— Je l’ai demandée à Félix. Un passage chez votre concierge a confirmé.

Un concierge étant fait pour renseigner autant que pour garder, Aldo se résigna à n’exercer quelques représailles que ce soit sur celui d’Adalbert :

— C’est en effet bien naturel, marmotta-t-il en essayant de se souvenir s’il avait vraiment donné cette adresse à Youssoupoff. À présent me direz-vous en quoi je peux vous être utile ?